Françoise Delorme, Poreux
par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Genève,
Samizdat, 2014.
Une présentation de Mathilde Vischer, universitaire,
traductrice et poète, souligne avec justesse la visée de ce livre :
« pour que ce qui résonne dans l’entre
– le dedans et le dehors, l’ouverture et la fermeture, le passé et le présent –
puisse s’incarner » (p. 5). L’éditrice et poète, Denise Mützenberg,
souligne dans une postface les « multiples vies » de ce livre
associant l’auteure, l’artiste, l’éditrice, l’imprimeur puis le lecteur – très belle réalisation que ce livre qui inclut les "consonances graphiques" de Fanny Gagliardini dans des variations de matières-papiers allant des transparences aux opacités en passant par les flous. La porosité est bien la force de ce livre que je lis maintenant.
Des entours parce qu’il faut non seulement un cadre mais de
l’air plein d’amitié, de prévenance, de désir – comme ce « portrait d’Eva
Gonzalès » qui ouvre le livre : la peinture de Manet n’est pas
décrite, elle est comme peinte et, en effet, pas plus juste que cette notation
finale : « C’est comme si elle dansait ». Le poème répond
vraiment la peinture de Manet parce que Manet, son noir et tout ce qui
s’ensuit, touchait à la jeune fille. Ce que ce livre essaie à maintes reprises
et réussit sans qu’on y prenne garde, comme sous l’effet envoûtant d’une
comptine. Et elle y est, la comptine qui gouverne – celle qui m'évoque Jeanne
d’Arc ; mais c’est aussi la dénomination par le père disparu : toi ma durée ; et c’est encore deux
mots, adverbes qui font tout un discours : toujours et jamais… Le
poème de « la jeune fille » s’il se fait élégiaque parce qu’il y a
bien la douleur de la disparition de l’être cher, mais comme « elle
partage les fleurs » et se donne une bonne douzaine de raisons d’enterrer
les morts, c’est une recherche du plus vivant même dans la douleur
inexprimable : « pour que la pesanteur devienne de la lumière une
lumière plus lourde que / l’autre mais plus claire plus fraîche dense comme
l’argile sa compagne » (p. 20). Ces treize onzains poussent un long cri de
vie que poursuit à sa manière le texte qui donne son titre au livre :
Jules Supervielle à l’épigraphe et Frida Kahlo à la dédicace font comme deux
résonances à ce sang qui coule tout au long de ces onze longues strophes qui
gardent toute leur énigme ou plutôt leur tension « l’intérieur tout au
fond de la voix » (p. 46). Suivent des proses où se racontent ce que
« peu de mots comprennent » (p. 60) : expression à entendre
doublement puisque la compréhension pourrait être le défi de l’expression mais
aussi la résultante d’une retenue langagière. Peut-être sont-ce des lieux, des
éléments, des matières qui comprennent et donc prennent avec elles « on ne
saura quoi » (p. 57), mais c’est fort parce qu’avec de telles expériences,
toujours, « tout est venu vite, d’un seul coup » (p. 56). L’écriture
et la mort, le corps « parmi les cailloux noirs » (p. 57) :
autant de motifs que le nom d’un village provençal ("Limans"), à moins que ce ne soit l'écriture de l'immense, rassemble avant que la dernière partie
du livre se donne à un nom « d’oiseau effacé » :
« Vortex » (p. 63 et 61). Les quinze blocs de lignes longues suivent
les forces qui traversent cette femme, entre « elle » et
« je », plus certainement entre « argile » et « eau du
poème » (p. 74). Mais l’indécision des identités (poète, potier, et femme, enfant et...) est forte parce que
« le corps a une longueur d’avance » (p. 80) et que son oiseau
« tourbillonne / en proie à de l’immense » (p. 81). C’est au fond
toute la force de tout ce livre : contenir une douleur, un rétrécissement donc parce qu'il faut se resserrer pour tenir, mais
pour mieux déplier, déployer sa matière, son énergie propre. Bref, reprendre
aux mythes leur force originelle toujours recommençante dans le chant, la
comptine, le poème. Oui, le poème ! qui est "poreux par endroits", c'est-à-dire qui laisse venir cette énergie si retenue : une eau vive comme le non-dit de toute parole vraie qui s'entend si fort, si corps – dirais-je après avoir lu ce livre de Françoise Delorme.
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