mardi 24 février 2009

Le Manifeste de neufs intellectuels antillais


Nous reproduisons ici Le manifeste des neuf intellectuels antillais. Il va sans dire que nous faisons nôtre la cause défendue. Il s'agit moins d'une lointaine solidarité avec les peuples antillais en lutte que de la conscience que leur combat actuel nous concerne tous réellement et étroitement. Que ses spécificités révèlent le toujours-spécificique de chaque désir de changement, individuellement ressenti et porté pourtant par la nécessité impérieuse de sa mise en relation généralisée. Il ne s'agit pas de nier les spécificités, mais de les reconnaître pour ce qu'elles participent à situer toutes les spécificités, il ne s'agit pas de les réduire à l'horrible exotisme qui refait le colonialisme dans la relation avec le regard plombant et la distanciation de la bienveillance, il ne peut même s'agir d'importer ni les moyens ni les finalités des luttes antillaises, mais de penser le général comme la synthèse infinie de chaque local s'ouvrant à chaque local. Faire de la pensée du spécifique un universel non essentialisant de la pensée. C'est pourquoi il nous apparaît que la notion de "lyannaj" porte pour aujourd'hui une utopie effective et appelle une activité de pensée du politique, du général par le local autant que du local par la généralisation des résonances qui font chaque local et dont chaque local est un écho pluriel. C'est pourquoi aussi nous nous permettons, dans la suite de ce Manifeste, quelques éléments de débats, de lecture critique. Lyanner les points de vue contradictoires nous semble, dans la recherche d'un sens démocratique des changements légitimement exigés, plus efficace qu'enfiler quelques perles de plus sur la ficelle archi-usée de la Vérité. Quelques réactions donc qui n'ont d'autre ambition que d'en susciter d'autres.

"C'est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s'est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n'est illégitime. Aucune n'est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu'elle représente, ni dans ce qu'elle implique en relation avec l'ensemble des autres revendications. Car la force de ce mouvement est d'avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu'alors s'était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle – à savoir les luttes jusqu'alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales...
Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d'allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d'ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l'on peut saisir l'impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.

GRÈVE LÉGITIME
Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent.
Dès lors, derrière le prosaïque du "pouvoir d'achat" ou du "panier de la ménagère", se profile l'essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du boire-survivremanger (en clair : le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n'ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.
La "hausse des prix" ou "la vie chère" ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d'une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s'est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte "d'épuration éthique 1" (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain.
Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être "consommateur" ou bien être "producteur". Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l'unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L'ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l'économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le "prosaïque" n'ouvre pas aux élévations du "poétique ", quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont "le pouvoir d'achat" ou "le panier de la ménagère". Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d'une politique humaine ou progressiste.
Il est donc urgent d'escorter les "produits de premières nécessités", d'une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d'une "haute nécessité".
Par cette idée de "haute nécessité", nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en oeuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d'achat, relève d'une exigence existentielle réelle, d'un appel très profond au plus noble de la vie.
Alors que mettre dans ces "produits" de haute nécessité ?
C'est tout ce qui constitue le coeur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d'entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd'hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion.
D'abord, il ne saurait y avoir d'avancées sociales qui se contenteraient d'elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s'est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays, et l'absence de pouvoir qui lui sert d'ossature. Le "déterminant" oubien le "décisif" s'obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n'arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L'éloignement, l'aveuglement et la déformation président aux analyses. L'imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu'est l'association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s'est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté pardessus nos "présidents locaux" pour s'en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s'obtiendrait ainsi (dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s'arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.
Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que d'acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici où là, est une petite question qu'une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l'accueil préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d'une autre Justice ou de la lutte contre les fléaux de la drogue en relève largement... Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l'autre, confiance réduite en soi... La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C'est dans l'irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c'est dans la responsabilité que se trouve l'invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C'est dans la responsabilité que l'échec ou l'impuissance devient un lieu d'expérience véritable et de maturation. C'est en responsabilité que l'on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l'essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.
Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s'est étendu à l'ensemble de la planète avec la force aveugle d'une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens. C'est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier dans ce cadre colonial absurde avec l'insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires peut certes améliorer quelque souffrance dans l'immédiat ; mais l'illusoire bienfaisance de ces accords sera vite balayée par le principe du "Marché" et par tous ces mécanismes que créent un nuage de voracités, (donc de profitations nourries par " l'esprit colonial " et régulées par la distance) que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions opportunistes, pianotements dérisoires de l'octroi de mer, ne sauraient endiguer.

VICTIMES D'UN SYSTÈME FLOU, GLOBALISÉ
Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire. L'autre très haute nécessité est ensuite de s'inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n'est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d'un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d'une société non économique, où l'idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d'épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l'humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables "producteurs" – chefs d'entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d'un sursaut de souffrance et de l'impérieuse nécessité d'un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n'existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d'un système flou, globalisé, qu'ilnous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu'il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l'élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l'ampleur du poétique.
On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement.
On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.
On peut endiguer les agences de l'eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait desdernières chiquetailles d'un trésor qui appartient à tous.
On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd'hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile...) ne sauraient ni ne pourraient y résister.
Enfin, sur la question des salaires et de l'emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu'il augmente saproduction et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d'oeuvre. Quand il délocalise, ce n'est pas dans la recherche d'une main d'oeuvre abondante, mais dans le souci d'un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n'est donc en rien illégitime : c'est le début d'une équité qui doit se faire mondiale.
Quant à l'idée du "plein emploi", elle nous a été clouée dans l'imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l'ont accompagnée. Le travail à l'origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d'ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu'il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple "emploi", et l'unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s'est mis à n'ouvrir qu'à la consommation. Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu'il redevienne un lieu d'accomplissement, d'invention sociale et de construction de soi, ou alors qu'il en soit un outil secondaire parmi d'autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d'arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu'à l'équation d'une activité à haute incandescence créatrice. Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s'envisagera dans ce qu'il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu'il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement... Il s'envisagera en "tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue". Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l'ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l'étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création – créaconsommation. En valeur poétique, il n'existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l'infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.
Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs
prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l'imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l'esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l'artisanat, la culture et l'agriculture... Qu'il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation... Qu'il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu'il favorise tout ce qui permet d'entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde... C'est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l'ampleur des exceptions. C'est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire... C'est le gratuit en son principe qui devrait s'installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes...

NOUS APPELONS À UNE HAUTE POLITIQUE, À UN ART POLITIQUE
Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu'à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un "panier de ménagère", mais le souci démultiplié d'une plénitude de l'idée de l'humain.
Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.
Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s'ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.
An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l'utopie.
Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du "Marché", mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.
Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.
Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l'assistanat, en nous inscrivant résolument dans l'épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d'un rapport écologique global aux équilibres de la planète...
Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au coeur nouveau du monde, soudain immenses d'être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en oeuvre un épanouissement humain qui s'inscrit dans l'horizontale plénitude du vivant..."

Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant,
Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William



Quelques remarques :

Et d'abord dire qu'elles sont destinées avant tout à éviter le piège tendu du consensus - le consensualisme passant pour le maximum de démocratie alors qu'il est, et aujourd'hui nous donne peut-être plus encore qu'hier toutes les occasions de l'entendre, tout au plus l'achat, à vil prix, de la paix sociale et le sauvetage à moindre coût de l'ordre établi. Voyez comme on agite le spectre d'une révolution pour faire peur . Voyez comme la gauche française dite "de gouvernement" aujourd'hui ne menace pas - elle prévient. Dans tous les sens du terme, et celui surtout d'agir essentiellement pour éviter. Ces stratégies d'évitement confinent au déni.

Le piège du consensus serait de prendre en bloc et acritiquement l'ensemble du Manifeste, renoncer à en discuter les termes et oeuvrer ainsi à un enterrement en grandes pompes de ce qui point ici, et qui mérite plus que le silence stratégique des uns, et plus que le silence dévot des autres. Un même silence au final pour taire les commencements... Penser le politique et le poétique ensemble exige le débat.

Et il y aurait à discuter d'abord la partition posée entre "le prosaïque" et "le poétique" : deux essentialismes qui en font trois en essentialisant leur opposition. Cette opposition est vieille. Elle empêche concrètement de penser les liens entre la vie et le poème en les réservant seulement à l'avenir radieux d'un post-post hypothétique. La fin de cette opposition n'est pas une fin en soi, elle dit peut-être l'urgence des changements de représentations à proposer plutôt comme préambule. LE prosaïque, LE poétique identifient des postures qui jouent à être des savoirs quand il y aurait à entendre l'inconnu des rapports toujours réinventés qui défont, plus qu'ils ne font LE prosaïque et LE poétique. Alors seulement, "tous les lieux de connaissance et de formation", de lieux d'initiation où se renforce l'autorité des initiés sur ceux qu'il y a à initier, deviennent lieux de relations. La "Relation" y perd une majuscule, elle y gagne un pluriel. Minuscule-pluriel contre majuscule-singulier font l'allégorie de ce qui oppose la poétique au sens du "poétique" développé dans ce Manifeste : une activité de discours, avec les discours, contre un ensemble pré-établi de représentations où les superlatifs posent les point de vues en absolu : " ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté". Singulièrement, le singulier du "poétique", de la "Relation", de "la beauté" rend sourd aux singularités. Penser le "Tout-Monde" ne peut se faire sans une pensée des pluralités internes à tous les niveaux des relations qui le font et le refont, n'arrêtent pas de le faire. Et cela ne va pas sans un lyannaj généralisé par lequel le "vivre-ensemble" échappe aux risques conjoints du national-essentialisme qu'entraîne l'inquiétude identitaire et de l'éthique abstraite de "l'Autre", dont la virtualité précède et préforme toujours les activités relationnelles qui font les individuations.
Il est significatif que, dans ce Manifeste qui s'enracine dans la très clichée opposition du "prosaïque" et du "poétique", deux termes venus des choses du langage, rien ne soit dit d'une théorie du langage. Ce qui en est fait cependant l'oriente vers un sens de l'utopie dont la définition se fait par l'emprise du passé sur le présent à inventer - dans "post-capitalisme", où "capitalisme" dit le règne sans partage du "prosaïque", "post" maintient dans la "vision" d'avenir l'échelle d'évaluation de ce qu'il y a justement à faire passer : le "poétique" est le révélé de l'alètheia que retarde le "prosaïque".
Pour la poétique, c'est le présent de chaque parole dont chaque poème participe à faire entendre les voix lyannées qui travaille maintenant l'utopie de toute relation. L'inconnu qui s'y invente a plus d'avenir que l'origine qui tarde à se révéler.
La possibilité même d'un débat d'idées, et sa nécessité, à l'occasion des événements actuels, a d'abord le mérite de faire entendre ce qu'on n'entendait plus : que l'histoire n'est pas finie. Ce Manifeste me semble aussi l'occasion d'exposer cette évidence : que ce qui se passe aux Antilles ne se passe pas qu'aux Antilles. Que nous sommes tous concernés, parce que s'y joue la reconnaissance des spécificités, de toutes - et du pluriel interne et jamais arrêté que doit faire entendre toute parole sur le rapport à l'identité, aux identités, aux altérités. Et c'est peut-être ce que l'actualité permet aussi : l'ouverture d'un débat, qui tarde et dont pourtant la nécessité se fait pressante, sur l'éthique, sur ce qu'on appelle l'éthique, sur le sens que chacun veut donner au tout-relation dont il est fait, et sur ce qu'on en laisse détruire chaque jour.
Philippe Païni


Les attendus de ce manifeste que Philippe Païni analyse fortement ci-dessus me semble correspondre très précisément aux apories et rebroussements de l'oeuvre de Glissant; ce qui montre à l'envi la nécessité d'un travail d'ampleur de pensée critique pour accompagner les mouvements d'individuation et de sociation conjoints qui, aux Antilles et ailleurs, ne vont pas manquer de se développer étant donné l'état du monde. Ceci dit, la pensée critique n'a pas grand chose à voir avec la rhétorique ou le moralisme des bonnes idées que des intellectuels patentés pourraient trouver pour offrir des perspectives qui manqueraient cruellement. On n'a pas besoin d'idées et encore moins de cadres anciens pour inventer la relation nouvelle dans les historicités les plus diverses. C'est justement l'écoute de ces historicités qui manque le plus non seulement du côté des politiques ou des syndicats mais aussi des dits intellectuels officiels de la culture ou de l'Université. On peut compter sur des intellectuels organiques pour emprunter à Gramsci mais à condition qu'eux-mêmes ne répètent pas des pensers anciens. Ci-dessous, je renvoie aux articles publiés sur facebook (références ci-dessous) et qui reprennent un travail d'il y a quelques années à propos de Glissant. Cette reprise me semble nécessaire pour des pensers nouveaux en n'oubliant pas les manifestes de Résonance générale et les écrits multiples que le mouvement antillais ne manquera pas de nous offrir...
Serge Martin
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samedi 14 février 2009

Parole rencontre

Pour lire une critique sur le livre de poèmes de Henri Meschonnic, Parole rencontre, paru à l'Atelier du grand tétras, aller sur le site de Jacques Ancet à cette adresse:
http://www.blogg.org/blog-55642-billet-une_vieille_envie_de_vivre-968283.html

mercredi 11 février 2009

Un nouveau livre de poèmes de Henri Meschonnic


Des rondes de rondes, lecture de De Monde en monde d’Henri Meschonnic, Arfuyen, janvier 2009.

On apprend, dans Modernité modernité (1988) de Meschonnic, qu’aucun mot ne se répète et aussi, avec toute son œuvre, que le « bouche en bouche » est le passage de langage d’un sujet à un autre, mais encore que l’écriture s’invente dans une lecture, ce qui est bien autre chose qu’une réception. Et c’est du vivant qui s’invente dans le poème, du vivant qui correspond au signifiant tel que le pense Meschonnic dans La Rime et la vie (1990): un en train de signifier pour un en train de faire vie et poème. Que les poèmes inventent des forme de langage qui sont des formes de vie, De Monde en monde le montre, et toujours encore : ces formes se transforment, s’affectent si bien qu’on n’en fini pas d’en écouter les rimes de vie et de sens ; en ce sens on retrouve l’un des premiers concepts pour penser le poème et la littérature dans leur spécificité, celui de « forme-sens » (Pour la poétique, vol. 1, 1970).

Disons que le lecteur n’en finit jamais de devenir lecteur et que le poème n’arrête pas de le remuer, de le perdre, de le trouver et de le faire de s’y rencontrer. Alors je tente un premier relevé, pour m’y retrouver – au milieu de ce monde de voix, voix de monde en monde, monde de voix en voix. Le livre porte en lui un sens du fabuleux et de la malice (au pays des merveilles du langage): « si c’est les arbres / qui sont en fleur / ou si je suis un arbre qui marche / et chaque pas que je fais / me multiplie ma vie est une forêt qui marche » (p. 39). Aller de bouche en bouche est donc bien aller de monde en monde : ce monde pluriel se distribue dans le livre : « je suis dans le rire / qui va de lèvre en lèvre » (p. 9) ; « et j’avance / de monde en monde » (p. 13) ; « ainsi je multiplie / mes vies / de bouche en bouche » (p. 20) ; « plus nous allons petits / de merveille en merveille » (p. 21) « je nous vais de vie en vie » (p. 58) ; « quand on s’entreparle / c’est les lèvres / de lèvre à lèvre / le corps / de la main à la main » (p. 60) ; « plus je vais de silence en silence » (p. 85) ; « le présent / […] / on l’entend / de monde en monde » (p. 93). Ces mondes sont de lèvres, de visages, d’yeux, de bouches, de mains, chacun étant singulier : c’est bien de monde en monde que la voix voyage et invente un présent qu’on écoute être une mémoire et une rencontre. Le monde est aussi la foule traversée et traversière : « quand je m’enfonce dans la foule / il y a tous ces autres / qui entrent en moi / il faut que je parle / pour me reconnaître / dans ma voix » (p. 47) Ces lignes montrent à quel point le poème reprend et continue : je pense en particulier à « J’étais la voix des autres / […] / je passerai ma vie à ressembler à ma voix », de Dédicaces proverbes en 1972. C’est que tout se conjugue au présent, du passé au futur et cette vie en poème est « une histoire et une fable / qui s’endorment ensemble » (p. 52), peut-être cette fable du verbe fare, une parole longue et continue parce que pleine de voix et à elle-même sa propre voix : son écoute n’en finit pas et celle des résonances qu’elle invente. Ceci contre tous les formalismes : le poème de Meschonnic est un poème long. De l’altérité, du temps s’écrivent à travers les mots et les lignes et recommencent en permanence la première personne avec la deuxième, les mots en position de vertige d’une ligne à l’autre : « je suis moi par toi avec / toi » (p. 52) ; mais l’hésitation n’est pas un vide, tantôt un bonheur, tantôt une douleur : « je nous / je suis je nous pour vivre / vivre voir / vivre entendre / je nous respire / je nous vais de vie en vie » (p. 58) La vie court dans le poème et les mots les uns avec les autres, comme le poème court dans la vie : une manière d’écrire et de faire la rencontre, un vivre écrire comme cette respiration. Sans doute sommes-nous au milieu d’un récit vivant, d’une histoire en mouvement de parole : ce que le poème fait aller, avancer, être, venir… Ces verbes se lisent ensemble.

Ce mouvement de parole met le monde en déplacement. Vers le milieu du livre, cet incipit « le monde le monde » (évoquant Le Monde le monde de Bernard Vargaftig, éd. André Dimanche) est un intensif, une invasion du monde poussant un appel « quel monde ! », une question « quel monde ? », jusqu’à la tête qui tourne : « tête monde », et la souffrance : « de rouler tant / de peines / chaque mot / une douleur » (p. 45). Le monde, toujours le monde ? Mais il s’agit plutôt de donner de la voix au monde, ta voix, ma voix, notre voix plurielle et d’être toute voix, toute ouïe dans une écoute de toutes les voix jusqu’à celles qu’on n’entend pas. Le poème suivant poursuit sur « et mes lèvres / où sont mes lèvres / sinon sur tes mots / mon corps qu’emporte / ta voix » (p. 47). Se perdre, se trouver, il n’y a là rien d’un dualisme qui aboutirait à trouver définitivement. Les trouvailles du poème sont des rencontres, avec ce qu’elles ont de dialectique, un mouvement éthique que Meschonnic énonce simplement : « je parle / parce que c’est à toi / que je parle » (p. 62) Mais ce mouvement n’a rien non plus de linéaire. La destination est bien le piège d’une certaine pensée du continu qui définirait des pôles (identitaires, de communication, avec l’autre au bout du chemin qui n’irait pas très loin ; le poème n’a rien de ce pragmatisme).

Le continu est un mouvement de ronde et l’on commence par y tomber ensemble à l’inaccompli du recommencement : « quand tu tombes / je tombe aussi » (deux premiers vers du livre, p. 9). Et si « c’est le langage / qui est lourd », plus que le sommeil, c’est qu’il invente un présent et que passé et futur sont du présent, une poursuite, une suite à l’inaccompli : la dernière page, avec « le présent de tous les présents / un cri » et son vers « de monde en monde » pousse à reprendre la première page du livre, mais toutes les pages des livres : « Mon départ mon retour sont fragiles » et « Notre marche s’identifie à notre langage » (Dans Nos recommencements, 1976, p. 34-35). Une facilité de pensée ferait dire que tout est dans tout. Il s’agirait plutôt d’essayer de penser que le poème fait se tenir ensemble une histoire au présent où rien n’est exactement initial ou final, mais où l’ensemble est remis en jeu, repris.

Aussi cette ronde, si elle est reprise, et non répétition, puisqu’il ne s’agit pas de répéter ostensiblement et en l’ayant choisi des mêmes mots, mais de reprendre des mots que toujours la vie en poème change, cette ronde trace-t-elle des passages où se glissent des ritournelles. Des lignes brisées par les passages à la ligne, brisées mais continuées, avec des résonances proches lointaines, entre ce qu’on entend, ce qu’on n’entend pas, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas qu’on entend : ce qui fait du poème un espace et un « chant sous le texte » (Mallarmé) – une intensité et une densité d’inconnu qu’on a dans la voix en lisant et se lisant. Le mouvement est ce continu où chaque ligne est déjà tout un poème résonnant de toutes les autres lignes ; alors le poème Meschonnic est ce ligne à ligne : « je nous vais », « et nous roulons dans le monde » (p. 16) « c’est pourquoi nous tournons / les uns autour des autres » (p. 31). Ces reprises, ces résonnances, ces lignes se croisant font des rondes, bouchées de voix et « goût du sens » (ce que Meschonnic, en traduisant la Bible entend dans les ta’amin, l’organisation rythmique des versets). Ces rondes se rencontrent en rondes ; l’oreille en suit les ritournelles. Le continu du poème Meschonnic a le sens du tournoiement ; nous tournons sans en jamais faire le tour. C’est peut-être ainsi que « le monde se transforme à une vitesse » (p. 39). Comme quelque chose d’ « infiniment à venir ». Dans les tours du poème. Vers un je à tu et à toi.

De Monde en monde, par son titre déjà, met en évidence ce que ne cessent de faire les poèmes de Meschonnic : écrire et faire rencontre de voix à voix au présent du vivant du poème.


Laurent Mourey


des rondes de rondes les inséparables

de la vie je siffle un air de tête dont je perds

non la voix qui continue ses mouvements


les paroles la mélodie non plus ne me tient pas

dans sa poche je continue ma phrase qui dépasse

ma tête passe comme à côté autour de moi


je vais finir par m’envoler avec elle

l’étranger au nuage de sa phrase peut-être

la reconnaîtras-tu m’entendant


parler mais c’est une phrase simple

qui ourle m’entraîne et c’est moi c’est toi

c’est étroit mais qui avance


à la bousculade un rien repris

conté conti-

nué partout

Laurent Mourey

lundi 9 février 2009

Quand le théâtre fait Tchékhov

































Ce que Tchékhov fait au théâtre d’aujourd’hui, à la vie, à la théâtralité du langage, à la théâtralité de la vie : voilà ce qu’Aurélie Leroux nous propose avec ses sept « comédiens et assistants à la mise en scène » (Mathieu Bonfils, Roxane Cleyet-Merle, Laurent Coulais, Marion Duquenne, Franz Gazal, Sophie Lacoste, Aurélie Tardy) et avec Thomas Fourneau (scénographie et création sonore) et avec Laurent Coulais (lumière) et avec Janvier Florio (construction du décor) et avec Alexandra Bina (costumes). L’avec est ici un principe qui ne va pas qu’avec Tchékhov mais emporte tout jusqu’au spectateur car tous deviennent acteurs : acteurs-Tchékhov, Tchékhov nous faisant, nous faisant Tchékhov, aujourd’hui.

Il faut commencer par l’attitude qu’implique un tel travail : Tchékhov n’est pas à adapter, à représenter, à mettre en scène : il est une force qui nous met en relation. Non avec un vieux monsieur russe à l’âme russe et qui nous met une tonne de nostalgie dans une vie qu’on laisse à la porte du théâtre ! Mais avec une théâtralité qui sans cesse change nos rapports : entre nous sans savoir ce que nous étions ni serons. Non comme personnages mais dans et par ces rapports qui nous changent. Entre nous et le théâtre sans savoir ce à quoi nous sommes tellement habitués qu’on ne l’entend ni ne le voit plus, dès qu’on assiste ou qu’on joue… Dans sa présentation, Aurélie Leroux cite ce fragment des carnets de travail de Tchékhov : « Nous ne vivons ni avec la vérité, ni avec la beauté mais avec les autres hommes ». C’est très exactement ce à quoi ils travaillent tous ensemble et chacun d’entre eux et à quoi ils nous convient tous et chacun.

Il y a d’abord l’impossibilité de fixer ces personnages. Ils sont autant de passages non seulement de l’un à l’autre mais l’un par l’autre et donc nous par eux et eux par nous qui les accompagnons dans l’aventure du théâtre. Si Roxane Cleyet-Merle fait une Mouette, elle s’envole avec des litanies qui font atterrir le lyrisme au ras des bravos en mangeant quelques huîtres dont on aperçoit les perles. Si Matthieu Bonfils rejoue le Platonov qui n’est qu’instituteur avant d’être auteur, il augmente le silence de face quand il fait aussi venir le théâtre avec la volubilité des histoires de terre mêlées aux histoires d’amour. Si Sophie Lacoste est enceinte de tous les enfants de Tchékhov, c’est en poussant le show au rythme d’un rap qui met sa Petrovna dans la répétition comme un ressouvenir en avant. Si Aurélie Tardy joue la vierge à marier c’est pour mieux nous raconter l’histoire de L’ours qui ne fait que toujours recommencer comme son mariage en robe de mariée est de tous les jours. Si Franck Gazal se suicide par deux fois, il tient le fil de sifflements comme dans Le Pipeau on cherche un silence apaisant alors même qu’il va tenter de témoigner au bord du plateau sur la mort et les funérailles de Tchékhov et que là aussi il faut la rejouer la mort pour la tenir en vie. Si Marion Duquesne cherche un rôle, c’est pour toujours en changer parce que la condition servile est inadmissible et que la voyance est déchirante jusqu’à prendre le temps, remonter la pendule et faire le contre-chant de tout… Même de Laurent Coulais qui ouvre les huîtres comme Tchékhov ouvre les portes de la théâtralité du langage et de la vie pour mieux écouter ce qu’on ne voit pas d’habitude.

Les portes, comme relations ? C’est tout le dispositif à la fois très simple et d’une complexité labyrinthique qu’explorent la petite bande qui ne cesse de foisonner en théâtralité. Non seulement il y a devant et derrière avec ces moments de réitération en profondeur ou hors champ qui augmentent les résonances jusqu’à jouer la répétition en rêve ou l’apparition en songe, mais il y a les portes qui ouvrent sur l’inattendu ou l’inconnu car ils sont nombreux quand défilent tous les personnages de Tchékhov, une foule à la Novarina pour la litanie et plus certainement une classe morte à la Kantor pour ces revenants plus vivants que morts, plus entraînants que délirants et pourtant le délire et la mort font aussi la danse de vie et on pleure et on rit sans jamais larmoyer ni glousser. Je viens d’évoquer Kantor et il faut dire qu’avec Thomas Fourneau, la création sonore n’est pas là pour boucher les trous ou illustrer les intensités, elle vient comme lancer et/ou prolonger la théâtralité, elle fait théâtre parce qu’elle défait aussi le visuel et l’auditif dans leur séparation pour inventer leur continuité. Quand les acteurs tanguent en chœur c’est que la scène bouge pour nous faire danser Tchékhov un peu comme le couvert est mis dans un ballet pour qu’on passe à table en changeant toutes nos habitudes tous les jours. Je ne prendrai plus une cuillère à soupe sans faire Tchékhov avec ma voisine de table qui deviendra alors tout un monde d’amour et de mort, d’infime et de grand, de retenue et d’emportement…

On pourrait dire qu’on ne sait plus où on en est avec Tchékhov dans ce spectacle, cette expérience qui n’est plus un spectacle mais un emportement : c’est exactement cela qui est passionnant au sortir de cette expérience dont on ne sort pas puisque relisant Tchékhov ou mettant le couvert, voilà que la danse des corps, des gestes, des mots vous viennent à la bouche, vous passe à l’oreille, vous déplace les pieds, vous embrasse la vie. Il y a une fraîcheur comme si le théâtre recommençait avec tout ce qu’on sait faire simplement ou qu’on ne sait pas trop comment faire. Il n’y a plus qu’à suivre l’invitation : « tâtez là si j’ai le cœur qui bat ». Et répondre, c’est-à-dire faire Tchékhov sans savoir. Cela touche juste même si on n’ose pas aller jusqu’au cœur !


C'était au théâtre de la Bastille dirigé par Jean-Marie Hordé qu'il faut remercier d'avoir accueilli la petite bande d'Aurélie Leroux les 5, 6 et 7 février 2009. Montré à Marseille auparavant au théâtre des Bernardines, il faut souhaiter que ce travail continue à être montré ailleurs et que la compagnie d'à côté reste dans l'inaccompli d'un travail toujours en cours. Ils seront bientôt à Cannes: http://www.madeincannes.com/index.php/fr/showevent/1043

Voir aussi une autre note critique:http://mutualise.artishoc.com/bastille/media/5/la_marseillaise_13_decembre_2008.pdf

Serge Martin

Exposition de Laurence Maurel

Laurence Maurel nous met les yeux au présent. Le lent travail de l'à peine apparant, du quasi invisible, de l'encore incertain brouille infiniment l'échelle rassurante du lointain et du proche. Voir est presque toucher. C'est d'une douceur qui invite à l'abandon, et pourtant le trait parfois s'exaspère, cherche dans la blancheur à quoi s'accrocher. La caresse offre des prises. On est heureux de se retrouver perdu. Puisque plongeant dans l'infiniment petit c'est sur un grand inconnu que le regard s'ouvre. Alors on sait qu'on pourrait longtemps rester là, dans le temps jamais arrêté, dans l'instant d'une naissance jamais suspendu, mais qui ne cesse de venir, et venir... Quelque chose nous arrive. Nous arrivons quelque part, où nous avons oublié vers quoi nous allions.

Laurence MAUREL, LAVIS-FUSAINS
Association Franco-Japonaise de TENRI
Espace culturel BERTIN-POIREE
8-12 rue Bertin Poirée 75001 Paris FRANCE / Tél : 01 44 76 06 06 / Fax : 01 44 76 06
Du 3 au 14 février 2009
exposition : lundi de 12h à 20h,mardi au vendredi de 10h à 20h,samedi de 10h à 18h30 (sauf le 14 jusqu'à 16h)