samedi 24 décembre 2011

le numéro 4 est paru

Beaucoup de retard après bien des problèmes (changement de diffuseur, travaux chez l'éditeur...)... mais le voilà, le n° 4, avec la promesse d'une parution semestrielle et, outre les deux cahiers comme d'habitude, une rubrique "vrac" où les lectures se déposent ; sans oublier le manifeste continué des rédacteurs. Bref, il faut s'abonner à cette adresse:
http://www.latelierdugrandtetras.fr/resonance.php?type=1&PHPSESSID=8e11cf866bf8d0b92122611b450f7718

Sommaire :

Les rédacteurs de la revue >> Manifeste continué

Commencements
Jacques Ancet >> ode au recommencement (chant 2)
Manuel Alvarez Ortega >> genèses (extraits présentés et traduits par Jacques Ancet)
Philippe Païni >> commencements-concrétions (extraits)
Françoise Delorme >> du cerisier (extraits)

En terrains vagues
Serge Ritman >> à la commissure (vers Aaron Clarke)
Aaron Clarke >> bêtes (travaux sur papier)
Amandine Marembert >> et s’il ne parlait pas
Serge Ritman >> tu pars je vacille (extraits)
Jean-David Lemarié >> ceci est mon corps (extraits)
Yann Miralles >> des terrains vagues (extraits)
Laurent Mourey >> d’où l’échappée

Vrac
Sereine Berlottier, Attente, partition ; Antoine Emaz,
Poèmes pauvres ; Armand Dupuy, La tête pas vite.

samedi 29 octobre 2011

Amandine Marembert, Un petit garçon un peu silencieux



Jasmin est « un petit garçon un peu silencieux ». Mais, dans une voix de voix, Amandine Marembert parle pour la parole inouïe de Jasmin. Poème d’une longue écoute, constante, patiente, acérée, parfois hésitante, aimante toujours, ce livre nous force aussi à une attention à tout ce qu’on n’entend pas, mais qui dit plus dans ce qu’on dit que tout ce qui s’affirme avec l’assurance et la satisfaction béates du savoir et de la maîtrise : un état naissant du sens dont de livre en livre l’auteur fait en sourdine une définition du poème, ensemble une idée de ce que c’est que le langage et de ce que c’est que la vie. Où les corps se parlent par gestes tendres :
il prend ma main penche la tête vers le sol pour que je lui caresse les cheveux
mes doigts sont les dents d’un peigne démêlant l’écheveau des phrases tues (11, c’est le premier poème)

Où les mots écrits répondent leur continu corps-langage à l’énigme du langage-corps :

est-ce que des mouvements de bras de mains d’épaules suffisent à remplacer certaines paroles
les peaux savent-elles vraiment parler un tissu ponctué par les seuls grains de beauté (14)

Ici la prosodie lie autour de « remplacer » et « ponctué » les mots du corps (« épaules », « peaux ») et ceux du langage (« paroles », « parler »). Les pluriels font la relation et l’ouvrent comme ils nous invitent à chercher notre sens du sensible. Les conjonctions et disjonctions rythmiques font des bouchées de sens dans la question. Les interrogations font la tonalité du livre, outre celle citée, toutes participent d’un double mouvement : inquiétude et surprise devant « la grille de lecture des jours » (12), « ses errances » (16), « ses silences » (18), « son silence » (24), « le mystère des questions laissées sans réponse » (30), l’« énigme posée aux quatre coins du jour » (33), les « secrets attachés à sa silhouette » (34), les « règles inconnues » (39) de ses jeux. Elles témoignent aussi d’un apprentissage, lui-même double, quand « il » (un « tu » plus la distance de l’énigme) invente un langage de tout ce qui l’entoure, des passages entre dehors et dedans, qui mettent le dedans dehors et le dehors dedans : les mots « déformés » « qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir » (12 - et la chaîne allitérative des [s] répond ce langage débutant, minimal, rejoignant la profusion de la sonorité générale du monde extérieur), le corps « traversé d’air », engagé « dans un couloir de vent qui le remplira de bruits supplémentaires » (15), « des regards qui en disent long sur les mots enfouis » (16), « ses silences » qui « pèsent » et « les mots qui n’ont plus de poids » posés dans « une balance à se taire » (18). Le langage se fait sensorialité du psychologique : « les mots cachés deviennent des songes palpables » (24). Il prend ses moyens dans le vivant : « le clapotis du ruisseau s’échappant de ses lèvres » (25), « l’inclinaison de ses sourires qui suivent l’orientation du tournesol vers le soleil » (32).
Je parlais d’un apprentissage double, c’est que le presque silence plein de langage de Jasmin invente aussi l’écoute qui en fait un langage plein de silence : « il m’apprend à déchiffrer les interlignes / à soupeser un regard » (29). C’est cette réciprocité de l’étonnement continu, qui fait de l’adulte une débutante, que dit le plus justement le dernier poème, une béance dans la boucle créée depuis l’exergue, en tout début de livre, de Vénus Khoury-Ghata : « Qui peut parler au nom du jasmin ? » Ce n’est pas parler à la place de, mais « au nom de », quand le nom de Jasmin fait entendre son mouvement, le langage et la vie ensemble, vers le « jardin » grand ouvert, dans la bouche et devant l’enfant :

il m’annonce jardin
j’ouvre grand les battants de la porte-fenêtre sur le dehors
ses lèvres poussent l’intérieur vers du vert infini
sachant comment modeler l’air en syllabes non vitrées (44)

Les dessins de Diane de Bournazel font une lecture sensible du vivre-dire-Jasmin et de l’écrire-vivre-Amandine. Chacun saisit en son économie de moyen, en son imaginarité quasi-fantastique, la spécificité de cette relation pleine d’un amour pudique, dont la pudeur suggère au mieux l’immensité et l’intensité.

Amandine Marambert, Un petit garçon un peu silencieux, édition Al Manar, 44 pages, 14 euros.

Bientôt dans le numéro 4 de Résonance générale, d’autres poèmes d’Amandine.

A lire aussi, la note d’Antoine Emaz dans Poezibao :

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/08/un-petit-gar%C3%A7on-un-peu-silencieux.html

lundi 24 octobre 2011

Poèmes pauvres, Antoine Emaz


De l’horreur du monde lointain (les premiers poèmes sur les images d’exodes africains, de guerre, les mensonges du pouvoir) à celle de la perte intime, c’est ici comme une chronique, doublée d’un creusement têtu de la difficulté de la tenir quand tout ce qu’il y a à chroniquer force au mutisme. Les poèmes sont datés par séquences, le temps se dit par coupures, en tranchant, en retranchant toujours. La « pauvreté » alors est une force, celle de qui découpe et dans le même geste relie. C’est deux fois un automne et un hiver (2008, 2009), un cycle du dénuement, du dénudement : d’une « nuit sans sommeil » (première ligne du premier poème) où « les mêmes images tournent », de la « vie réduite à bidons bassines et ce qui reste de nourriture » ; d’un presque rien, mais qui est tout ce qu’on retiendra : « reste / tout le réel », « le peu pauvre laissé pour compte ». Le dénuement-dénudement est un lâcher prise : « on tourne le dos on ne fuit pas ». C’est un abandon à son évidence : « rien qui grelotte », les mots « reviennent sans // figure de rien à peine contours ». La « fêlure de l’air » ouvre aussi un « déchirement lent / des années ». Le cœur ? c’est un moteur diesel, « il bat / point mort », mais c’est trois fois l’impossibilité même de saisir la vie vivante qui se dit : le « point mort » comme arrêt fixé, comme ponctuation qui décèle dans le battement même un signe de morbidité, et la négation (point = pas) qui marque plus la difficulté et la fragilité du pas gagné (« dure nuit » disait Rimbaud) que l’assurance d’un soulagement.

C’est mot à mot que ça bat, que ça se bat, s’obstine : les mots se gagnent les uns sur les autres : « veiller vieillir », puis « deuil seuil seul ». Les mots suivants expliquent, mais pour encore plus dépouiller le sens, jusqu’à l’os, les précédents et poussent encore un peu plus loin dans ce qu’ils disent, vers l’épuisement du dit dans la concision du dire. Leur quasi-synonymie et les paronomases nous mettent dans les mots au pied du silence, mais ça parle encore et même précaire c’est « ce peu de vie qui tremble » que le poème porte malgré tout. Le sens alors est dans le moindre vers lequel le poème travaille, comme à la gouge à dégrossir, et qui devient pourtant tout l’espace pour une parole, un signe de vie jeté vers nous. Tenir le fil ténu du fragile, du « peu », est un dessaisissement et si évident qu’il est tout ce que parler fait de qui parle. Ecrire non pour s’augmenter, mais s’appauvrir : le langage d’Antoine Emaz se dit dans le plus simple appareil. On avance avec lui vers une issue qui n’apportera pas même l’illusion confortable d’un accomplissement, ni le soulagement d’en avoir fini, mais c’est sans transcendance, sans allègement, sans nulle allégeance l’affirmation courageuse de la pesanteur qui seule demeure paradoxalement quand on s’est dépris de tout (c’est la clausule) :

on va seulement d’un pas plus lourd
vers la sortie
et l’air n’est pas plus frais dehors

Antoine Emaz demandait : De l’air (Le Dé bleu, 2006). L’urgence de l’appel et sa concision témoignent de la prégnance continue de l’irrespirable. Mais qu’il y ait une parole encore pour un instant percer l’apnée, même s’il y a toujours le silence au bout et la seule certitude de la fin qui vient (« on dit / fin // on n’a plus rien à faire / ici »), c’est au présent une détermination telle et une conscience si aigue, aiguisée à en être blessante, qu’elles sont ensemble une force que nul aveuglement volontaire ne pourrait abattre.
« deuil seuil seul » (c’est le début du dernier poème) : le parcours porte vers moins que la solitude du survivant, mais vers celle, plus crue encore, du « on » qui se dépouille finalement de ses ultimes propriétés :

on laisse lâche
derrière soi
une peau morte
des mots
une tête d’oiseau maigre

On doit à ces Poèmes pauvres le rude affrontement à ce qu’ailleurs nous dérobent les bavardages et affèteries du lyrisme, quand il se contente de dramatiser et esthétiser, c’est-à-dire cacher, ce qu’il dit vouloir montrer. Ici, toute notre précarité se présente dans la lumière froide de « l’espace / devenu trop vaste / sans meubles ni personne » qu’écrire réduit encore, pour cerner au plus près la vie qui « tient à peu, pas à rien ». « Ecrire dans cet espace, dit Antoine Emaz en quatrième de couverture, ce n’est pas rêver, simplement écrire plat, encore, malgré. » Entre le « peu » et le « rien », écrire « encore » témoigne ici d’une consciencieuse et pudique mise-à-nue sans solipsisme, mais toute tournée vers la pauvreté la plus commune, la plus nôtre.

Philippe Païni

Antoine EMAZ, Poèmes pauvres
avec six gravures de Jean-Marc Scanreigh
éditions AEncrages & Co, 17 euros.


A lire aussi, la note de lecture, très belle et complète, de Ludovic Degroote dans Poézibao :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/11/po%C3%A8mes-pauvres-dantoine-emaz-par-ludovic-degroote.html

mercredi 13 juillet 2011

Lodève : Festival Voix de la Méditerranée 2011

Retrouvez L'Atelier du Grand Tétras et Résonance générale au marché du festival Voix de la Méditerranée à Lodève, du 16 au 23 Juillet 2011.


Dimanche 17 de 18h à 19h , place du Puits :
"A livres ouverts".
Vincent Gimeno reçoit Philippe Païni
pour une rencontre autour
des éditions de l'Atelier du Grand Tétras et
de la revue Résonance générale.

http://www.voixdelamediterranee.com/2011/

dimanche 22 mai 2011

Sereine Berlottier : Attente, partition



L’ « attente » ici n’a pas de fin. La « partition » est celle d’une parturition qui ne vient pas, qui ne peut pas venir, et qui fait donc durer indéfiniment la patience. Cette patience est littérale : c’est un corps mis à l’épreuve du temps, amputé de ce qu’il devrait pouvoir – et qu’il ne peut pas. Partition : le découpage du corps en organes, section du biologique « dans le vif / du sujet » (84) dont les phrases, aussi, témoignent pour ce qui lui est retranché. La chronique et la syncope syntaxique se rencontrent dans ce temps qui passe et qui ne passe pas : « est-ce encore l’attente // qui ne se laisse pas / ensevelir / cheveux non plus / ceux qui sont blancs / qu’il faut couvrir d’une teinture / à l’odeur acide pour que la / boulangère dise encore / bonjour / mademoiselle » (90).

Chronique, oui, mais comment en tenir le jour-le jour quand rien finalement n’annonce le terme de l’attente ? quand rien n’annonce qu’il puisse en être un ? Les dates sont données sans année, mais « Bientôt quatre ans » (147), dit-on, seront passés d’un 13 février à un 15 novembre. La dernière note déroule encore le temps : « (un peu plus tard ») (152), poursuite entre parenthèses d’un « maintenant semé de plus tard » (152) qui a commencé à l’ouverture d’ un « cahier » où il y a « à peine la place d’une main entière posée bien à plat […] coupée au ras du poignet pas même la montre à compter le temps » (11, 12), et qui continue « la ressemblance tracée, à main levée » (152) jusqu’aux tous derniers mots, à l’heure où il faut fermer le cahier quand « un reflet vient / lève une lune légère qui brille dans le noir / et qui est une main levée » (152, clausule). C’est que le temps est tout entier affaire d’écriture, celle d’une main coupée, synecdochique quand tout le corps est amputé de lui-même, une main à retrouver dans le geste de son phrasé, lequel fait un livre qui n’a de sens, dès son commencement, qu’à trouver sa fin. Ce phrasé se cherche, se dissipe parfois, s’oublie en cours de dire. La main qui écrit parle le temps plutôt qu’elle ne le mesure : « Chacun son rythme, parole de guide. » (15)

La chronique de l’attente sans fin réunit deux inconciliables : la main qui écrit, qui court sur le papier vers un terme qu’elle ne peut prédire, et le « pied ferme », le « pied de grue » (17) de celle qui attend, de celle qui devient « la patiente ». Au rythme de l’une s’oppose alors la métrique de l’autre : des salles d’attentes, des résultats d’examens, des piqûres qui ponctuent les jours plus sûrement encore que les calendriers, parce que c’est dans le corps même qu’elles inscrivent le comptage du temps. Cette opposition, cette contradiction vécue tourne autour d’un centre vide, qui est l’entre et l’antre du vide. Le ventre devient le templum dans lequel observer les signes de vie : « Elle regarde son ventre dans le miroir d’un petit coffret à bijoux. Elle a posé sa main sur son ventre, comme s’il s’agissait de lire sous la peau et d’y mesurer le destin. » (16) Mais dans le templum ne demeure que l’image d’un éclatement, que seul le regard peut retenir : « le miroir, la main, le ventre et l’œil qui lie chaque pièce » (16), jusqu’au « coffret à bijoux » qui extériorise, objective le ventre vacant, en objecte systématiquement la vacance face à l’évidence qu’il y a, ici, de la vie. Le ventre-centre est le lieu des augures qui n’ont pas lieu : « Le ventre au centre d’un cercle muet » (23), « dans ton ventre un miroir / renversé / ne reflète rien » (27), « Tel qu’il se tient dans le froid des miroirs muets » (39). C’est aussi le lieu des fêtes païennes qui n’ont pas lieu : « ventre forêt / ou marécage // ses boucles blondes / silencieuses comme // peau de chèvre / morte // de nul tambour / elle pense // autre chose / tandis que // ce ventre » (34). D’être vide, il perd de sa réalité, se trouve projeté au loin du sujet : « Son ventre abstrait, plus inatteignable qu’un coquelicot peint. » (39) Mais il fait aussi la modernité de cette écriture-là qui ne peut saisir qu’en tranchant ce qui, tranché, se retranche : « Il faudrait faire des phrases complètes, des phrases munies de jambes, de bras, des phrases d’oreilles et de bouches, des phrases de nez, de seins et de pieds, au lieu que cette main coupée monte et chasse aussitôt le bras qui la tient, enfouit chaque mot dans la neige du souffle inquiet. » (34) Alors vient cette définition : « Ventriloque celui qui parle avec son ventre », seule note d’un 8 octobre, qui dit encore la séparation interne entre le ventriloque et le ventriloqué, entre l’augure qui déchiffre et l’augure à déchiffrer, quand écrire est ouvrir ses propres entrailles et faire l’expérience d’une douloureuse extimité, quand on se fait sujet d’être son propre objet. Quand le ventre-centre vide est le lieu de la parole et ce qui tient et lie à l’autre, par sa vacance même, par l’entre qu’il invente.

L’attente aussi écrit une partition pour duo, pour le deux d’un couple lié-délié par l’impossibilité du trois : « Il dit : en moi aussi la piqûre, au vif d’un centre introuvable. » (30) et « il ne renonce pas / il a la pensée de ce ventre en lui / habitation de ce ventre en lui même si » (95). L’autre aussi, le « il » d’ « elle », est un miroir oraculaire : « Cherchant sur le visage de l’autre les signes d’une catastrophe. » (36). « Il » aussi porte les stigmates de la chronique, les preuves que le temps passe : « et maintenant il perd ses cheveux / un peu / tu le vois bien / que sa peau de tête derrière / est moins abritée » (94). Le couple est « il » et « elle », rarement « nous » ; « et parfois nous » (89) dit Sereine Berlottier, mais dès la ligne suivante c’est le « on » qui ne rassemble plus que pour affirmer l’étrangeté quotidienne d’être deux : « il faut dire que parfois on / se défigure / avec les mots qui / cisaillent » (89). Alors « nous » n’est plus qu’une question : « : sommes-nous ces quilles / couchées qu’on aperçoit dans / l’ombre au fond de la pièce ? » (89). Et l’on entend, renversé, un « qui sommes-nous » dans l’ombre du poème. « On » est le nom d’un « tenir ensemble » (24) répété – « Le mot ensemble. Noué à ce qui blesse. / Le baiser qui ne répare pas. » et « Ensemble écrire / est toujours seul » (68). Oui, « nous » est à ce qui blesse et de se répéter, le « tenir ensemble » du poème avoue plus ses doutes qu’il ne peut rassurer.

Autour du couple il y a les proches, ceux que l’on appelle ainsi, mais qu’une question longtemps a tenus éloignés et que la réponse maintenant éloigne plus encore : « à quand pour vous » (72) mais le secret est devenu tabou : « aucun d’eux ne demande / aucun d’eux ne plaisante / à quand ce tour qui ne tourne / pas (rond chez vous) » (72), puis « C’est un secret fendu de partout / à présent / ils ne plaisantent plus / ne disent plus / qu’est-ce que vous attendez pour. » (102, 103)

Les autres, au pluriel, c’est aussi le corps qu’on dit médical : médecins, infirmières, internes qui ne répondent aux questions qu’après en avoir posé tant et tant qu’ils ont aussi imposé le silence. C’est également la communauté des patientes, de celles qui souffrent de la même attente, du même « mal d’enfant » (68). Communauté à laquelle on voudrait échapper, dont on est malgré soi, qu’on côtoie dans les bien nommées « salles d’attente », qu’on observe de loin, protégée par un écran d’ordinateur, sur les forums d’internet : « Celle pour qui ça a marché au deuxième cycle. / Celle qui a un résultat positif, mais un taux faible. / Celle qui pense se séparer de son compagnon. / Celle qui veut savoir à combien de traitements elle peut avoir droit. […] » (129) La liste est longue, elle fait le tableau d’une communauté virtuelle tenue par un langage commun, par une même souffrance, un même espoir et une même incompréhension, une même solitude.

Puis il y a « je ». Un « je » qui ne se dit quasiment qu’à la troisième personne : « si trembler / égale vivant // je dans ce monde / dévore plus que sa part » (30). Un « moi » qui ne se suppose que déjà altéré, occupé par d’autres : « quelqu’un en moi s’arrête et dit // s’il n’y avait rien à attendre, à faire / pas même consentir à ce qui arrive » (110, 111). Plus souvent un « tu » (premier mot inscrit dans le cahier) et un « elle » : toujours la séparation, la partition interne. La distance éprouvée, éprouvante, créée par la présence envahissante d’une absence. Une place vide : « dans le creux du manque » (29), jusque dans « le manque du manque » (98), « une place est là qui est là / qui est la place sans place de cette forme étrange entre nous » (111). Mais l’absence et le vide sont tellement présents qu’ils ne sont plus ni absence ni vide : « je cherche le nom de la place vide qui n’est pas absence et qui n’est pas vide, pas ombre, pas fantôme, je cherche le nom de la place vide qui n’est pas deuil, pas disparition » (112). Et si « je », soudain, peut se dire, c’est précisément dans la recherche du nom de ce qui, n’ayant nulle autre existence que dans le sujet, dans son attente, ne peut être autrement nommé que par le poème, par l’écrire spécifique, singulier, irréductible à quelque identité préexistante que ce soit, irréductible à tout ce qu’on pouvait savoir de ce qu’est la maternité, et de ce qu’est écrire un poème, de ce qu’est tenir une chronique. En cela, Sereine Berlottier parvient à une invention majeure, celle qu’elle voyait comme un « mirage » lorsque s’appelant « tu » elle imaginait « un calendrier dont tu serais chaque jour la créatrice unique et persévérante. » (48) Contre toute « attente », contre la métrique de la « partition » à jouer : la « main levée » du poème, comme un signe de vie obstiné, déterminément ouvert à ce qui vient, indéniable, et que son activité suffit à rendre invincible.

Philippe Païni



Sereine Berlottier, Attente, Partition, éditions Argol, 156 pages, 19 euros



A lire aussi, la lecture d’Antoine Emaz sur Poezibao :

lundi 9 mai 2011

"Singularités ordinaires" par le GdRA



Le Groupe de Recherche Artistique propose un « Tryptique autour de la Personne ». Le « Tome 1 : Singularités ordinaires » était de passage à Marseille au théâtre du Merlan ces jours-ci. A suivre : « Nour » et « Sujet ».

Le GdRA se présente ainsi : « A partir de matériaux pluriels et ouverts – textes, mouvements, films, musiques – le GdRA fouille une théâtralité ordinaire et vive, à l’affût de gestes et de paroles puisés dans l’examen de « la vie de tous les jours », produits par des histoires communautaires et biographiques. Il la combine à sa propre théâtralité, fragmentée dans la narration, éclatée dans le temps et l’espace, et confronte ainsi « les arts de faire » du quotidien avec des disciplines jugées parfois plus « légitimes ». Le GdRA et ses propositions se situent ainsi au cœur de grands partages présumés entre « le savant » et « le populaire », « la tradition » et « la modernité », « le lointain » et « le proche », « l’esthétique » et « le culturel », etc. »

Le GdRA c’est Sébastien Barrier (qui vient des arts de la rue), Julien Cassier (il est acrobate et danseur et vient du cirque) et Christophe Rulhes (auteur-ethnologue-saxophoniste...). Ensemble ils font valser les étiquettes. Les leurs d’abord. La rue prend le théâtre. Le cirque illimite ses chapiteaux et réinvente par sa corporalité un ordre sans règle, sinon celle du geste juste et de la présence dé-jouée, de la performance dé-performée. L’anthropologie se musique. Celles, surtout, d’étiquettes, que la taxinomie-taxidermie socio-cul accroche aux cadavres de l’art : « Folklore ? », « Classique ? », « Populaire ? », les trois premiers chapitres de Singularités ordinaires deviennent des notions critiques, soumises à l’épreuve de la réalité – laquelle en rigole franchement. Et les trois points d’interrogation indiquent explicitement que malgré tous les efforts des classificateurs patentés les coutures du linceul craquent de partout. Ca bouge au Musée. C’est bien vivant et ça ne se laisse pas facilement empailler par l’anthropologue-« anthropophage » (c’est au Deni’s bar de Saint-Henri, dans les quartiers-Nord de Marseille qu’on l’appelle ainsi).

« Fuck légitimité culturelle »
Oui, car s’il est des « singularités ordinaires », si justement le plus ordinaire est d’être singulier (c’est-à-dire un pluriel jamais totalisable, mais ouvert toujours à sa propre aventure), c’est contre toute détermination, contre (d’un contre qui est un pour critique) la communauté, contre l’identité quand elle recherche ses assignations du côté de la répétition de l’identique, contre la structure quand elle réduit ses objets à la taille des cases prévues pour eux. Contre l’époque (d’un contre qui seul la fait avancer). Contre les hiérarchies sourdes et aveugles, volontairement, aux individuations toujours en train.
Que signifie artiste « folkorique » ? quand Arthur Genibre, paysan, guérisseur du Tarn, est aussi musicien et l’est malgré tout : malgré l’interdit paternel, malgré celui de la communauté qui refuse qu’on puisse réunir en une seule personne musicien et agriculteur, malgré la modernité quand elle se confond avec la mécanisation et la spécialisation du travail paysan et primitivise, art-brutise les artistes pour en mettre l’activité au passé, malgré le bruit « du poste » au centre de l’attention des enfants et de l’épouse. Quelle « légitimité » a-t-il, l’enfant qui se cache et joue de la flûte « tourné vers la rivière » pour qu’on ne l’entende pas ? Que reste-t-il du « folklore » quand la pratique de l’art ne peut se faire que loin du village, le dos tourné au village ? On aimerait sans doute, notre sens de l’ « Identité » s’y complairait, qu’Arthur et son art musical soient l’émanation d’une communauté unie, dans une éternelle festivité de chromo, dans la douceur du pays natal et d’une vie simple. On aimerait que l’identité d’Arthur ait quelque chose de « national », qu’il suffise pour tout en savoir de s’extasier de la boue de ses sabots. Mais la flûte d’Arthur dissone dans ce concert de lieux communs. C’est l’avenir, la fidélité à soi qui seule légitime Arthur et fait chanter Sébastien, Julien et Christophe, en anglais et en occitan (la langue de la globalisation standardisante et celle dans laquelle l’artiste rêve le monde de sa singulière façon) : « Arthur est l’un d’entre nous », reprennent-ils sur une composition de celui-ci jouée sur clavier électronique Korg. L’électronique est un instrument de dissidence contre le folklorisme. L’occitan est une dissidence dans ce qu’on dit de la modernité. L’art d’Arthur Genibre est jeune, parce qu’aucune patrimonialisation ne peut en maîtriser l’actualité intempestive.
Que signifie « classique » ? quand Wilfride Piollet, danseuse étoile retraitée de l'opéra de Paris, raconte comment elle a dû imposer au milieu bourgeois dont elle est issue son goût pour l’art (il faut la voir rejouer le geste de dégoût pour les « rats » de l’opéra, la main rejetant le mot), comment elle a dû s’imposer aussi dans un milieu où ses origines bourgeoises lui étaient quotidiennement rappelées. Comment, surtout, elle s’est trouvée « marginalisée » dans l’institution pour avoir renoncé à la barre horizontale et lui avoir préféré une barre verticale flexible imaginaire au centre du plateau. C’est une belle ironie que cette « marginalisation » pour avoir justement refuser le travail à la marge de l’espace de travail et l’avoir recentré sur le corps même de la danseuse. Ici aussi, contre toute forme de communauté prédéterminée, l’artiste ne peut s’inventer que par ruptures avec la « légitimité culturelle » supposée et par l’invention d’une légitimité propre à sa pratique et à sa cohérence interne.
Les liens sont forts entre Arthur et Wilfride. Ce sont eux que montrent Sébastien et Julien quand ils « dansent » du Genibre. Ce sont eux que Christophe fait entendre quand il accompagne à la cabrette une vidéo de Wilfride dansant Gisèle en 1972.
Que signifie « populaire » ? quand Michèle Eclou-Natey réunit les mobiles de l’exclusion : fille d’un Togolais et d’une Kabyle, enfant délaissée, puis mère célibataire. C’est ici la notion même de peuple, sémantiquement unifiante, lénifiante souvent, spontanément pourtant associée aux formes même de l’exclusion. Et c’est ainsi, et dans ses paradoxes, qu’une communauté se reconstitue, dans un bar des quartiers-Nord de Marseille, « ancien bar d’ouvriers », aujourd’hui « bar de chômeurs ». Pourtant le public est le même. Il faut entendre Michèle raconter comment elle a découvert qu’elle « aussi » est « noire ». C’est le regard des autres qui porte sa couleur de peau. Il faut l’entendre faire la liste des surnoms que celle-ci lui vaut : « tout ce qui a un lien avec le noir ». Il faut l’entendre rire de « négresse », « corbeau », « bout de shit ». Il faut la voir se refermer quand elle entend le mot « mulâtresse » - ce déni qui la place dans un « entre-deux » sans visage. Alors l’identité, oui, date de demain – et c’est moins elle qui donne son sens à la personne que les personnes qui la réinventent dans leurs relations multiples, changeantes, vivantes. La communauté n’est qu’un à-venir dans la théâtralité même du quotidien, de « la vie de tous les jours ». Le Denis’s bar (prononcez « Deux nibards ») est un théâtre tantôt interlope, cruel, tendre, tragi-comique, toujours rejouant, remettant en jeu les scènes « primitives ? » qui en constitue les personnages en personnes, la réunion en communauté.

« Bourdieu est mort »
Mais Arthur, Wilfride, Michèle sont vivants.
Le chapitre 4 : « Commun ? », mêle dans l’élan volubile du poème les destins croisés, noués, dénoués, renoués, qui déboussolent les géographes de la sociologie : du Quercy aux « beaux quartiers » aux « quartiers-Nord » et partout.
Et puis il y a « Muriel ». Chapitre 5. La silencieuse du Denis’s bar. Celle qui fait partie des meubles et qui observe pourtant le décor. Celle qui fait en ce théâtre « le regard extérieur », mais cet « extérieur » est un toujours-déjà-en plein dedans. Ce regard brouille les dualismes entre sujet et objet. « Beaux parleurs » et « sans-voix ». Entre anthropologue et anthropologisé. Son silence en dit long : c’est son discours à elle, qui lui donne sa légitimité, car il n’y a pas de silence, il y a du langage jusque dans le silence. Il n’y a pas de « sans-voix ». Il y a des surdités stratégiques.
Et puis il y a un autre chapitre. Transversal. Fantôme. Il parle de « nous ». A la fois le « nous » qui faufile les aventures singulières des premiers chapitres et le « nous » de Sébastien, Julien et Christophe. « Nous » aussi la communauté éphémère des spectateurs.
Ce chapitre non dit c’est « Contemporain ? ». Car il y a ici, aussi, une pratique critique de ce que c’est que le théâtre. Théâtre anthropologique ? Anthropologie théâtralisée ? Moins sans doute que théâtre et anthropologie – « et » signifiant inséparabilité. On entend ici ce qu’ailleurs on oublie et fait taire : que tout théâtre est anthropologique, dès lors qu’il est attention extrême à la solidarité indéfectible, jusque dans les pour et les contre, entre individuation et communauté, plutôt qu’à leur opposition fantasmée. Que toute démarche anthropologique invente sa propre théâtralité, dès lors que la relation prime sur l’observation unilatérale et que l’art de faire prime sur le patrimonialisme. Dès lors que ce n’est pas l’être qui fait l’identité, mais le faire lui-même. « Identité » comme aventure, non comme essence. Définition par la vie, plutôt que prédéfinition de la vie par des normes et structures prégnantes.
« Contemporain », c’est ainsi qu’on dira le théâtre du GdRA. Alors on aura sans doute tout un ensemble d’images, rassurantes, parce qu’elles permettent, comme « folklorique », « classique », « populaire », de désamorcer ce qui point ici. Les étiquettes rassurent, parce qu’elles font l’économie de l’étonnement qui commence la pensée. Elles réduisent le désordre de ce qui apparaît, de l’encore inconnu au déjà connu, aussitôt reconnu (dans les deux sens d’identifié et de légitimé), qui fait l’académisme en art, et le conservatisme en politique. Mais il n’y a d’art que si le faire ne relève pas de l’ordre établi mais invente son ordre propre (et c’est une définition, démocratique et éthique, de l’art – contre celle des étiquettes). C’est ce qu’il y a finalement de plus ordinaire. Et tellement que les académismes déploient quotidiennement toutes leurs forces de l’ordre pour nous le faire oublier.

« Chacun a sa façon de courir à perdre haleine »
« Singularités ordinaires » est un théâtre de relations. De relations de relations. Dans un système de chaises musicales où les places ne sont jamais fixées. Des sujets font des sujets. J’en donnerai un exemple, mais c’est partout que cela se joue. Je pense à la première prise de parole dans le chapitre 1, où Sébastien Barrier glisse sa voix dans celle d’Arthur Genibre et réinvente ainsi sa singulière volubilité dans celle de l’autre, dans la langue de l’autre, le je dans le tu, lui qui se présente lui-même ainsi : « Atteint très tôt, et logiquement, d’un irrépressible besoin de dire et d’être écouté, il développe un art de la parole moins maîtrisé que spontané, quasi pathologique, qui conduira ses parents à le menacer de l’envoyer en séances chez quelques-uns de leurs amis orthophonistes s’il ne parvient à réduire le flot et la fréquence des logorrhées qu’il répand autour de lui et assène à ses proches. En effet, personne ne le comprend tant il parle vite. » Mais voici que la pathologie devient le moyen de se devenir. Comme Arthur réinvente les moyens de son art quand ses lèvres ne lui permettent plus de jouer et qu’il se plante la flûte dans le nez, avant d’en pointer le bec vers son plexus en déclarant en riant qu’un jour il se la mettra là, lui qui a composé plus de cent morceaux « de ses propres oreilles ».
Alors voici encore une définition de l’art : inventer ses moyens en réinventant son corps.
Et puis, avec Arthur, avec Wilfride, Michèle, Muriel, Sébastien, Julien, Christophe et les autres, et nous autres, devenir anthropologues de nos propres « singularités ordinaires ». Car oui, « chacun a sa façon de courir à perdre haleine ».

Philippe Païni

Pour en savoir plus : http://le-gdra.blogspot.com/
http://www.telerama.fr/scenes/work-in-progress-singularites-ordinaires,33769.php

dimanche 10 avril 2011

Avec Henri Meschonnic : un poème ou rien













Il y a deux ans, Henri Meschonnic nous laissait sa vie : le 8 avril 2009.

Voir :


On continue à le lire et pour cet anniversaire, on peut relire L'Utopie du Juif. La note de lecture qui suit a été publié dans la revue Polygone à la sortie du livre.


Ni prédiction, ni divination : un poème ou rien !

(Henri Meschonnic avec les prophètes de la Bible)

Henri Meschonnic, L’Utopie du Juif, éditions Desclée de Brouwer, 2001, 428 p., 25,91 euros.

Ce nouveau livre de Henri Meschonnic reprendrait une proposition faite il y a déjà longtemps : il y a « un athéisme du rythme », disait-il en concluant La Rime et la vie (Verdier, 1989). Mais également, la développant, il fournirait à l’ensemble des propositions de l’œuvre, des reformulations qui montrent, une fois de plus, que la pensée de cette œuvre est, comme son écriture, en mouvement. Et qu’elle nous y met : en mouvement. Par exemple, sur une question qui a le don de revenir, la « question juive », soit pour exiger une définition identitaire et ainsi croire, faire croire, qu’on en aura fini avec son énoncé et sa réponse, alors même que c’est le meilleur moyen de la voir revenir toujours comme un impensé qui empêche d’écouter ce qu’elle porte autrement qu’en lui trouvant « vite une réponse » ; soit pour, au contraire, ne surtout pas en finir mais maintenir à vif ce qu’elle porte : une utopie. Mais alors ce n’est plus une question d’origine ou d’identité, bref une question passée, mais bien une question d’avenir : l’utopie du Juif demande qu’on relise ce titre à deux fois, non seulement parce qu’il s’agit de maintenir la question plutôt que d’exiger une réponse, et de la maintenir par le sujet, par le « signifiant errant » (voir Jona et le signifiant errant — Gallimard, 1981 — qui apparaît aujourd’hui comme la matrice de ce nouveau livre) : ni une archéologie, ni une mythologie mais bien une histoire subjective-collective, celle du « Juif » comme activité qui passe à travers bien des sujets, bien des situations, autant de recommencements.

Ce travail de Meschonnic est d’abord le débusquage de tout ce qui empêche de penser et de vivre autrement qu’au passé, autrement qu’à la commémoration-repentance, autrement qu’au recentrement-œcuménisme, autrement qu’à l’identité-différence, bref, autrement que ce qu’on nous propose. Ce qui, ici du moins, recèle une force de vie et donc de pensée : le Juif déborde le juif parce que les expériences de vie et de pensée que ce substantif indique déborde le religieux – et bien évidemment, mais il faudrait le rappeler sans cesse, le biologique, l’ethnique, le « national »... Et c’est à de multiples débordements qu’invite Meschonnic : du religieux par l’histoire-culture, du théologico-politique par le poétique, du sacré par le divin, de l’être par le faire, du signe par le poème, du sens par le rythme...

On pourrait considérer ce nouveau livre comme un excursus dans l’œuvre : par exemple, Meschonnic parlerait aux juifs dont il serait, pour s’énerver du sépharadisme dominant la scène intellectuelle juive française ! Et il y aurait de quoi ! Mais alors, les uns comme les autres, juifs et non-juifs, continueraient à séparer le poème et la vie, la « question juive » et l’individuation ici et ailleurs, bref, tout le contraire de ce qui travaille cet essai qui resitue l’ensemble de l’œuvre au cœur d’une préoccupation qui elle ne change pas si les accents se déplacent : « pour aggraver le cas » (p. 8), comme dit Meschonnic ! On dira alors que Meschonnic ne fait que se répéter : non ! car c’est dans et par ce travail qu’il renouvelle décisivement ce qui ne se formulait pas aussi fortement : qu’une poétique du divin est continue à toute poétique, que c’en est même la condition, et qu’en particulier déconfondre le divin du sacré est une condition première à toute poétique de la relation : celle qui écoute le « signifiant errant » sans le rapporter à un signifié archéologique, ethnique, martyrologique ou confessionnel. Que Henri Meschonnic nous conte, dans le récitatif de sa pensée, que celle-ci passe par « le goût du rythme » prenant son départ, sa force, dans la plus grande attention à tout ce qui fait le rythme dans la Bible, n’est pas pour rien dans cette histoire qui ouvre à l’infini du sens par les historicisations successives qui font le maximum de place au corps dans le langage, à l’affect dans la pensée, au divin dans l’humain. Avec ce travail qui reprend bon nombre de questions souvent laissées pour compte, toujours pour de « bonnes raisons » (théologiques ou scientifiques ou politiques ou …), Meschonnic ouvre la possibilité de reprendre la lecture des « livres saints » en pariant que « peut-être ils ne sont saints qu’à la mesure de la poésie qu’ils portent et qui les porte » (p. 280) : utopie d’un continu des énonciations, d’une relation qui ouvre toutes les identités à l’altérité, toutes les relations à la subjectivation par la plus grande attention au langage. Cela commence pour Meschonnic, et ce commencement est pour lui autant de recommencements dans l’activité de traduction qu’il ne cesse de poursuivre depuis longtemps, cela commence donc par les te’amin. On ne les voyait pas ou on n’y voyait que des accents mais étant le pluriel de ta’am qui signifie « goût », on aperçoit que la théorie du sens qui ferait fi de ces saveurs tomberait inévitablement dans les binarismes réducteurs que l’hébreu n’entend pas dans la Bible mais que les traductions n’ont cessé de reporter en effaçant ces reports mêmes. Hellénisation, latinisation, francisation, autant de déshébraïsation qui, jusque et y compris la Bible du Rabbinat de 1899, ont masqué, combattu, éradiqué l’activité du signifiant, du poème… du Juif dans les textes bibliques. L’enjeu du traduire est donc immense, c’est l’enjeu d’une écoute de ce qui n’a encore, en français pour le moins, jamais pu se faire entendre.

Mais c’est aussi ce que Meschonnic signale dans les marges de l’œuvre de Benjamin : cette utopie du Juif est certainement ce qui, pour nous aujourd’hui, approche « à portée de bouche, à tout moment, dans le langage, dans le sujet », des conditions qui « sont ce qui ne cesse de transformer le langage, le sujet, et de transformer l’anthropologie ».

L’utopie du Juif est un levier politique, éthique et poétique pour sortir de notre époque vers une terre promise – en tenant le double déplacement qu’impose cette « sortie », du géographique (terre, errance…) à l’historique (situation, transformation…), du métaphorique (transport) au poétique (rapport), du communicationnel au relationnel : non, en la fuyant, l’époque, mais, ainsi que Meschonnic le signale vers la fin de son ouvrage, en n’oubliant pas « l’Égypte en nous », en n’oubliant pas que « l’idolâtrie se fond dans le sens de la vie », sachant bien que « le sens de la vie, lui, se laisse porter par l’infini ». Il y a dans cet essai un souffle d’infini, avec aussi de l’humour quand on pense qu’il n’en faudrait pas : à « l’adepte du mythe antisémite […], un seul traitement, qu’à la fin il en meure, le bourrer, à coups d’histoire, du mauvais infini. Lui mettre de l’utopie en travers de la gorge » (p. 353). Car, en fin de compte, « être n’est que devenir » (p. 47). Pourquoi, il n’y a peut-être ni juifs, ni non-juifs, mais seulement l’utopie du Juif, c’est-à-dire « des rapports à », des relations qui pluralisent et ne binarisent pas, qui cherchent l’identité non dans l’être mais dans le faire : d’où il y a alors certainement une historicité et une spécificité juives comme pour toutes les autres histoires-cultures. Ce que n’avait pas vu Sartre, précise Meschonnic dans un chapitre décisif, quand le philosophe ne peut, même dans ses dernières tentatives avec Benny Lévy en 1980, ouvrir à l’historicité sa définition ancienne toute versée dans l’ombre des antisémites, la reportant alors au théologico-politique.

Après avoir lu ce livre, on saurait sûrement mieux où on en est… Meschonnic dit aussi ce qu’il fait qui se voit peut-être le moins autrement qu’à ne pas comprendre l’enjeu considérable de sa recherche personnelle dans le rapport langage-histoire : « j’ai à dire un intime extérieur » (p. 57). Ce sont de ces extimes qui nous aideraient à vivre le monde d’aujourd’hui. Pour cela, il faut plus de voix que de foi ! Et Meschonnic a plus de voix que de foi : d’aucuns lui en tiennent rigueur… et il en rit (p. 45), tout en continuant à traduire la Bible, à écrire des poèmes et à observer le conflit du langage, en son cœur le poème, la relation, avec le théologico-poétique, avec les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui, qui accompagnent le théologico-politique, les totalitarismes d’hier et d’aujourd’hui.

Ce livre est un livre incomparable qui nous donne une voix partout où on entend de la foi… A nous d’en répondre : il n’y a rien à (y) croire mais tout à (y) écouter.

Serge Martin


PS (en 2011): relire ce livre comme un air vif de la pensée au moment où l'identité nationale est convoquée, où la laïcité est détournée, où les pratiques musulmanes sont réifiées, tout cela dans des instrumentalismes qui tuent l'utopie de la démocratie, le poème de la relation.

jeudi 20 janvier 2011

Continuum n° 7 vient de paraître



































La revue qu'anime Marlena Braester avec Esther Orner et Rachel Samoul vient de faire paraître sa septième livraison autour de la thématique du désert. Pas étonnant quand on connaît un peu l'oeuvre de Marlena Braester qui nous donne ici des poèmes inédits dont je retiens ces deux lignes: "la mer racontait / le désert racontera". Un beau dossier d'hommage au poète et traducteur Alain Suied (1951-2008) vient fermer ce numéro. On peut commander la revue à braester @ bezeqint.net (15 euros plus frais d'envoi) ou aller sur le site http://www.litteraturefrancophone.co.il/

Résonance générale n° 3 lu par...













Merci à Romain Fustier et à Contre-allées n° 27-28 (automne 2010) ainsi qu'à Yves Boudier et à Action poétique n° 199 (mars 2010) pour leur attention portée au n° 3 de la revue.