Du Silence des chiens à La
Tendresse, du poème continu : l'intime et les silences de la voix.
Deux livres importants de Jacques Ancet ont été récemment
réédités : Le Silence des chiens et La Tendresse. Deux textes respectivement
écrits entre 1980 et 1984 que les éditions publie.net reprennent en édition
numérique et papier à la demande, au choix en se rendant sur le site de
l’éditeur à l’adresse suivante : www.publie.net.
Le Silence des chiens et La
Tendresse sont écrits comme d’un même mouvement. Comme parce que le mouvement s’interrompt et reprend - d’un livre à
l’autre s’écrit un poème. Un livre de l’intime, intime parce qu’il est le
monologue d’un dialogue, une voix traversée de voix, tendue vers
l’altérité : « tu voudrais mourir pour qu’il meure avec toi, plonger
dans le silence de tous et de personne » et plus loin : « ce
râle maintenant multiplié, voix innombrables, tu t’efforces de les distinguer,
de les comprendre, mais tu n’entends qu’un brouhaha, litanie sans fin où se
perdrait ta propre voix » (Le
Silence des chiens, p. 83). Cette « litanie sans fin » est cette
phrase qui nous plonge dans cette voix, un sans-fin qui nous fait rencontrer au
creux de cette voix, celle de la douleur, de la torture, la résonance des
séances de torture dans les dictatures d’Amérique du Sud. La phrase sans point,
sans autre signe de ponctuation que la virgule opère tous les glissements entre
la voix d’un narrateur et celle d’une suppliciée. Aussi bien personne que
quelqu’un, cette voix est une équivoque et un déchirement autant qu’une rencontre ;
radicalement équivoque alors, son mode est le « tu », d’un taire
aussi bien que d’une relation de je à tu, entre une identité et une altérité[1].
Après la douleur la phrase se
prolonge en douceur, pleine de tendresse : « je marche et c’est toi
qui t’avances » ; « le monde s’éclaire, je deviens ton
attente » ; « je parle pour que tu vives tissant autour de toi
l’amnios d’une phrase sans fin ( …) les voix des vivants qui semblent désigner le lieu de
ta venue, comme je t’appelle dans l’obscure marée de la phrase» (La Tendresse, p. 40, 45 et 16). La voix
trace le récit d’une naissance double, d’un tu par un je, d’un je par un
tu, jamais à l’identique parce que la tendresse est l’obscur même. Le monologue
d’un dialogue encore parce que ce qui n’est plus un narrateur mais un récitant
écrit vers l’enfant qui est à naître, à l’enfant qui est déjà et toujours là.
Mais cet enfant est à venir, comme tout ce qui s’écrit.
C’est ainsi une phrase tendue – ce
qui est désigné dans Le Silence des
chiens comme le « corps de l’attente, de l’écoute aussi »
(p. 36), entre douleur et douceur (Le
Silence des chiens travaille ce glissement). Cette
phrase que fait le poème, une phrase amoureuse, en état et en climat de
poème : une prose qui travaille dans l’inconnu et dans les forces du
langage où il ne s’agit pas tant d’écrire que d’être écrit par cette voix de
personne qui nous fait devenir des noms. Et Ancet y insiste dans la préface du Silence des chiens en renversant la doxa
de la maîtrise consciente et de la technicité de l’écriture quand toute
écriture, même si elle emprunte une mesure, une métrique, si elle est poème,
est aventure : «Comment je n’ai pas
écrit ce livre - Car ce texte n’allait pas vers une fin, un
dénouement, un horizon de sens ; il venait : du non-sens le plus
obscur, le plus lointain et, en même temps, le plus intime » (p. 11). L’intime
est l’interminable : les deux livres lus ici sont les troisième et
quatrième volets d’une tétralogie, L’Obéissance
au vent, dont les deux premiers livres L’Incessant,
La Mémoire des visages avait été
publiés chez Flammarion dans la collection « Textes » dirigée par
Bernard Noël. Ces deux titres qu’on aimerait voir aussi rééditer renvoient au
mouvement de l’écriture, à cette écriture qui est transport, ligne de fuite. Et
c’est l’œuvre d’Ancet qu’on y entend – on
cherche quelqu’un.
Laurent Mourey
[1] Je
renvoie à mon article « Enonciations intérieures du Silence des
chiens », dans Jacques Ancet ou la
voix traversée, ouvrage collectif, sous la direction de Sandrine
Bedouret-Larraburu et Jean-Yves Pouilloux, collection "Résonance générale >> les essais", L'atelier du grand tétras, 2012.
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