samedi 1 novembre 2008

Comment distinguer entre sourdes oreilles et ouïes fines...


Note sur Dans le bois de la langue d’Henri Meschonnic, Editions Laurence Teper, 2008, 550p., 29e.

Penser le langage et la langue ou comment distinguer entre sourdes oreilles et ouïes fines, penseurs et dépenseurs-défenseurs. La recherche est historique, c’est-à-dire qu’elle est celle de l’inconnu du présent.

« Ces écrits d’une pensée en travail exposent une tension. Sans cesse la pensée s’interrompt, se reprend, se redit, sans rien finir. Il est vrai aussi qu’il n’y a pas de fin à la pensée. Ainsi cette pensée présente le paradoxe d’être à la fois systématique et inachevée. C’est une parole coupée, qui recommence, qui est de nouveau coupée et en même temps c’est une puissance extraordinaire de conception, qu’accompagne son refus d’ "aucune transaction ni nuance", dans sa dérision des savoirs qui font son époque. » (p. 477) Ces écrits sont ceux de Saussure, mais Meschonnic en dit ce qu’il y a sans doute à dire de son œuvre de pensée, poème, théorie et traduction, lesquelles sont d’un même mouvement, chacun étant l’autre de l’autre pour inventer une identité qui n’advient que par une altérité - pour reprendre ses mots - mais jamais la phrase ne sera finie. Alors ceci est à l’œuvre dans Dans le bois de la langue, où l’angle stratégique est la langue qui met à découvert aussitôt qu’il n’y a pas une ou la langue, mais des langues. Mais ceci encore met en crise la langue : c’est le sens d’une recherche non des discours et des œuvres par la langue, mais de la langue par les œuvres et les discours, d’où l’inversion, et plus, le renversement, quand on essaie de penser qui de l’œuvre ou de langue est maternelle. Ce « bois de la langue » qui nous entoure est bien « l’arbre qui cache la forêt » et naturalise, « biologise » ce qui est humain, historique – par quoi le réalisme de la langue de bois, cette fiction qui se prend pour la réalité, construit le rapport aux langues et au langage, ce que chacun de nous pratique ordinairement. Cette critique de la langue est ce qui permet de commencer pour s’en libérer, recommencer et continuer une pensée du langage. Et surtout n’en pas finir parce qu’ « une fois de plus tout est à recommencer. » (p. 16) pour « une recherche infinie comme le sens, l’histoire » (p. 5) La liberté et le rire théorique sont le rythme lançant de cette recherche. Critique, théorie du langage construisent ici un point de vue, non destructeur ni polémique, comme Meschonnic le rappelle, mais pour l’invention et la réinvention d’une pensée, d’une éthique du langage où le poème est un opérateur fondamental. Poème étant à entendre ainsi : « penser est un art. Et il y a des artistes de la pensée. » (p. 34) Art à son tour étant à entendre non comme une esthétique – et partant, d’une esthétisation toute faite d’une pensée déjà faite – mais comme une éthique, c’est-à-dire comme ce que fait et peut une œuvre et une seule, selon son historicité, ce qu’elle construit et invente de sujet, spécifiquement. Ethique étant à entendre non comme une morale dans la droite ligne du théologico-politico-poétique !… Mais tout est à entendre ; j’ajoute, en citant Mallarmé, « fait, étant » et réénoncé infiniment, systématiquement…
Aussi bien ce nouveau livre de Meschonnic semble toujours poser la question « vous avez dit langue ? » Et répondre : « eh bien ce sont des discours qui sont à entendre, qu’on y entend et vous n’aurez pas la langue – qui est toujours les langues, une pluralité inventant une singularité – sans penser le discours, le sujet du poème… et ce travail est sans fin, c’est bien celui de la poétique… » La réponse n’implique pas la certitude, mais une écoute active et une lucidité pour construire et tenir une cohérence. L’enjeu est fortement éthique, politique. D’une part parce qu’il suppose de penser le sujet dans la langue et la langue par le sujet, ce qui revient à penser le nominalisme – « seuls les individus existent et l’humanité est l’ensemble des individus », contre le réalisme qui est la logique dominante – « seule l’humanité existe et les hommes n’en sont que des fragments » (p.475). Prenez pour humanité et individu, langue, sujet, discours, poème. D’autre part cet enjeu rejoint une pensée de l’enseignement : « Quant à l’activité pédagogique, elle aussi peut se limiter à transmettre des savoirs, mais elle peut travailler à faire advenir des sujets, pour donner le sens d’inventer de la pensée. » (p. 19) Plus loin : « l’enseignement de la théorie du langage comme apprentissage de rapports nouveaux à penser entre identité et altérité, entre le corps et le langage, entre la modernité et l’historicité. » (p. 47) Mais d’autres parts encore…
Au fond, c’est bien l’identitarisme de la langue qui est à contrer, de Rivarol et la clarté de la langue aux académiciens réactionnaires (le joli pléonasme), entre autres, défenseurs de la langue qui ne défendent rien d’autre que leur académisme et leur incapacité à penser le continu langue-langage-discours-sujets-œuvres. Des pleureurs, sans théorie : « pour un anglicisme nos défenseurs se mettent au lit. » (p. 514) Mais c’est aussi l’affaire d’une critique des essentialisations : celle de lalangue, de Lacan ou de la langue/la parole de Heidegger, jusqu’à la sacralisation d’un langage poétique et le mépris pour un langage ordinaire – c’est plutôt ce mépris qui devient ordinaire tant il conditionne, comme un racisme qui a fort à voir avec l’obsession d’une pureté de la langue, "pureté" dont on enseigne la fiction d’ailleurs. L’affaire est sérieuse ; c’est ainsi que Meschonnic en révèle le comique involontaire et quasi ubuesque : il s’agit de faire feu de ces machines de guerre en bois qui décervellent la pensée du langage et mettent à la trappe le langage, les discours, les poèmes, les sujets. Bref, une comédie de la théorie du langage. Cette comédie est éclatante quand Meschonnic examine les réceptions de Benveniste (« Seul comme Benveniste », p.359-389) pour construire, à contre vent du structuralisme qui confond système et structure, une pensée du discours et de la poétique. Pour la poétique, contre le vérisme en matière de langage Dans le bois de la langue montre et démontre entre autres qu’il y a à penser avec le rythme non comme métrique mais comme « organisation du mouvement de la parole » (p. 71-84), le « sémantique sans sémiotique » de Benveniste (p. 390-418), le « point de vue », « la langue (c’est-à-dire le sujet parlant) » de Saussure en lisant ses Ecrits (p. 470-482), l’energeia de Humboldt « et non plus seulement l’ergon », l’activité, non le produit, fini (p. 493-497) – de quoi refaire et défaire la linguistique par la théorie du langage, pour la construire. Mais ce que montre encore ce livre est une poétique de la société, une écoute du politique dans les discours, en particulier au travers de « le langage, le pouvoir » (p. 127-141), « pour en finir avec cette monnaie du sens », pour penser le langage et la valeur (p. 142-156), « la théologie du signe » pour découvrir la relation entre actes de parole et fonction sacrée de la langue (p. 174-178).
Ainsi la recherche est continue ; on y rit beaucoup et il y est question du rire de la théorie (en particulier au sujet de Saussure). La recherche de l’inconnu du présent est plus forte que l’origine du langage ou de la langue qui ne fait que rencontrer les clichés du primitif quand à chaque instant l’homme vit et vient en parlant. Le sujet du poème est bien l’axe de cette pensée : « Et le poème ne commence que lorsqu’il fait l’indicible et le non-dit du passé, du présent et de l’avenir, tous trois présents ensemble, constituant le problème poétique. » (p. 420). C’est bien ce vivant-là qui est imprédictible et met le sujet et l’origine en avant, c’est-à-dire devant, quotidiennement. Pendant ce temps (oui c’est historique !) les originistes, qui n’ont que le sens du sacré et non du langage, se retrouvent, avec leur réflexes passéistes et d’un regard tourné en arrière à la recherche de l’avant pour trouver à quoi peut bien servir le langage. Et ils se retrouvent bien gros gens comme devant.
Bien le bonjour de chaque maintenant !
Laurent Mourey