Je
marcherai cet après-midi.
Je
marcherai bien que depuis deux jours de plus en plus d’amis expriment leurs
doutes, bien que depuis deux jours de plus en plus de voix, dont parfois je me
sens proche, s’élèvent pour dire que se taire serait la meilleure façon de
faire entendre sa colère.
Je
marcherai bien que. Et je marcherai parce que.
Parce
qu’entre celui de voir récupérés nos cris et celui de voir récupérés nos
silences, je préfère courir le risque d’être entendu.
Parce
que face aux tentatives de récupération des uns, je vois comme une autre
tentative de récupération les tergiversations contrites des autres.
Je
marcherai parce que j’ai confiance en ce que Charlie Hebdo a été, est, et sera
si nous prenons la peine d’y veiller : bête et méchant, irresponsable et…
décidément irrécupérable.
Je
marcherai parce que face à la condescendance de ceux qui ont toujours tout
compris, face à leur air de ceux à qui on ne la fait pas et qui vous enfonce
des portes ouvertes à longueur de petit billet d’humeur, il me semble sain de
rappeler que la naïveté n’est pas toujours du côté qu’on croit. Je marcherai
parce qu’il me semble, à moi, bien naïf de croire que bouder est, dans les
circonstances actuelles, une action politique suffisante.
Je
marcherai parce que le sarcasme ne suffit pas pour répondre au cynisme.
Je
marcherai parce que finalement le sarcasme n’est qu’une façon de laisser faire,
et l’idiote satisfaction d’un « je vous l’avait bien dit » un plaisir
d’impuissant.
Je
marcherai sans naïveté. Et sans illusion.
Je
marcherai sans la naïveté de croire que tout à coup nous ne serons environnés
que de soudains démocrates et de laïques convaincus. Je marcherai sans oublier
que Charlie Hebdo n’a pas toujours reçu les soutiens qui auraient pu, beaucoup
plus tôt, rappeler que la liberté d’expression n’est pas négociable.
Je
marcherai parce que je me souviens, par exemple, que le NPA d’Olivier
Besancenot, qui était avec tout Charlie dans Ras l’front dans les années 90, et
qui refuse aujourd’hui le cortège unitaire et le risque de récupération qui va
avec, et a préféré marcher de son côté (récupération ou pas ?), avait
ainsi « soutenu » l’hebdomadaire et la liberté d’expression dans
un communiqué du 20 Septembre 2012, lors de « l’Affaire des caricatures de
Mahomet » :
«
Charlie Hebdo, disait
alors le NPA, a atteint son objectif : faire parler de lui, mais, ce
faisant, il participe à cette agitation démagogique, politique des tensions et
de diversion à laquelle les médias se complaisent à donner la plus grande publicité ».
Et puis : « À sa manière, Charlie Hebdo participe à
l'imbécillité réactionnaire du choc des civilisations ».
Je
marcherai parce que Charlie, cher Olivier, tu as raison, a effectivement réussi
à faire parler de lui. Un peu plus sans doute, et un peu plus tristement qu’on
ne l’aurait souhaité toi et moi. Mais je marcherai, vois-tu, pour que
« les réactionnaires du choc des
civilisations » n’aient pas raison un jour à force qu’on les laisse
seuls saisir les tragiques opportunités de rappeler que la démocratie ça se
défend, pour qu’on ne puisse pas entendre seulement leurs conneries aujourd’hui
et pour dire aussi que leur définition de la démocratie n’est pas la nôtre.
Mais
je marcherai aussi sans la naïveté de croire que la démocratie, la liberté, la
laïcité sont des bienfaits que rien ne saurait plus remettre en question.
Je
marcherai parce qu’à force de penser que la liberté de pensée est acquise définitivement, j’ai bien peur que
beaucoup aient simplement oublié de penser.
Je
marcherai, bien que et parce qu’il y aura dans le cortège beaucoup d’ennemis et
d’hypocrites. Parce qu’alors nous pourrons à jamais leur rappeler qu’ils étaient
là ce dimanche 11 janvier 2015. Nous pourrons leur mettre sous le nez, demain,
s’ils venaient à l’oublier, les images de leur contrition d’aujourd’hui. Nous
pourrons leur renvoyer leurs discours à la figure et leur signifier que, dès
lors, ne pouvons pas y entendre autre chose qu’un engagement fort, sans
concession ni ambiguïté, et définitif.
Je
marcherai sans illusion. Sans croire qu’ils sont à un reniement près. Sans
espérer un seul instant les convertir à notre sens de la liberté, de la
démocratie, et à notre sens de la dignité.
Mais
je marcherai.
Je
marcherai parce que j’ai des fourmis dans les jambes.
Parce
que l’urgence est toujours de penser, et qu’on pense mieux en marchant. Je
marcherai parce qu’un gamin nommé Etienne de la Boétie m’a dit qu’ils ne sont
grands que parce que nous sommes à genoux, le cul carré dans le moelleux
fauteuil de l’autosatisfaction et bavotant devant sa télé quelques slogans
pourris.
Je marcherai parce que je me souviens d’un temps – pas si lointain, et
pourtant, que de différences depuis – où, lycéens, nous étions quelques uns à
rire chaque mercredi des dessins de Charlie, et de leur outrance délicieuse, et
qu’on voyait en leur, en notre anticléricalisme, le plus primaire possible, une
sorte de folklore, de tradition potache et sans grande répercussion sur la
réalité. On y voyait seulement un hommage à quelques grands aînés qui s’étaient
réellement battus, et avait réellement payé leur engagement pour qu’on puisse
vivre enfin, sans l’obscurantisme et sans les relents rances des vieilles
soutanes. On ne se doutait pas alors que bientôt on allait, chaque jour, nous
resservir du Bondieu à tous les repas, à toutes les sauces. On n’imaginait pas,
on n’aurait pu imaginer alors que chaque jour il nous faudrait bientôt rendre
compte de notre athéisme et garder pour nous tout ce qu’on pense de toutes les
religions, de tous les irrationalismes les plus tortueux. On n’imaginait pas,
on n’aurait pu imaginer qu’un jour prochain la laïcité allait consister
seulement à baisser la tête à chaque fois qu’un quelconque illuminé nous voue,
au nom de quelque idole que ce soit, à toutes les flammes de tous les plus
pittoresques des enfers.
On
n’imaginait pas que si vite, il nous faudrait, à nous aussi, à nous encore,
inventer nos propres moyens de gueuler plus fort que le cri des corbeaux. De
tous les corbeaux.
Je
vais marcher tout à l’heure parce qu’à chaque fois que je me demande s’il faut
ou pas y aller, j’ai un Spinoza dans la tête qui se ballade dans les rues de La
Haye avec une pancarte « Ultimi barbarorum ». Et que c’est à ses
côtés, et avec quelques autres grands vivants, que je marcherai, comme chaque
jour ils m’accompagnent.
Putain,
qu’est-ce qu’il fait beau aujourd’hui !
Et
je marcherai tout à l’heure, depuis le Vieux-Port de Marseille, et à travers la
ville, la bariolée, la bordélique, la encore un peu palpitante. Et je serai
nombreux, j’espère, au soleil, à prendre l’air. Parce que c’est décidément devenu irrespirable,
l’époque !
Et s’il faut partager un peu de l’air qui reste avec
quelques cons, avec quelques salopards, je veux croire aussi que malgré les
larmes de crocodiles, malgré les faux-nez et les vraies sales gueules, qu’un
peuple se souvienne, ne serait-ce que le temps d’une dépêche de l’AFP, que le
temps d’un deuil vite oublié demain parce que quand même c’est les soldes, que
le temps d’un dessin vite effacé sur le mur du temps, que sa liberté est
fragile, et qu’elle demande un peu plus qu’un soupir résigné pour être défendue,
eh ! bien ! c’est pas grand chose, mais c’est déjà pas si mal que
ça !
Philippe Païni, Marseille, 11 janvier 2015