dimanche 26 avril 2009

Maurice Druon: (cac)adémicien


Quelques divagations à propos d'un enterrement de première classe:

Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l'Armée pendant l'affaire Dreyfus) ce sont celles qui "l'attaquent". Cette idée qu'il y a une langue française, existant en dehors des écrivains, et qu'on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son "son".
Marcel Proust cité par Henri Meschonnic en exergue du chapitre 28 ("Génie de la langue et génie des écrivains", p. 318 dans Dans le bois de la langue, Laurence Teper, 2007.

On aurait pu s'arrêter à cet éloge funèbre au lieu des 4 pages du Figaro et du cortège de Président, ministres, sous-ministres, secrétaires de tous acabits... et autres "défenseurs de la langue française" qui s'échinent à communiquer:
Si vous voulez remporter le "Mondial" de la langue, c'est simple: ayez du génie. C'est ce qui manque le plus, chez les défenseurs du génie de la langue. (Henri Meschonnic, Le Bois de la langue, op. cit., p. 356).
On pourra bien évidemment lire la note sur l'ouvrage d'Henri Meschonnic dans le dernier numéro de la revue Le Français aujourd'hui (http://www.armand-colin.com/revues_num_info.php?idr=16&idnum=329863)et celle de Laurent Mourey sur ce blog.

On se souviendra de la déclaration dudit Maurice Druon:
"Jadis on apprenait à parler comme on doit écrire. Depuis une trentaine d'années, sous l'influence de pédagogies délirantes, on enseigne à écrire comme on ne doit pas parler" => commentaire de Meschonnic: Propos qui manifeste une ignorance et une incompréhension de la réhabilitation du français parlé, qui ne commence pas en "mai 1968", mais remonte à La Grammaire des fautes d'Henri Frei, en 1929. (dans De la langue française, Essais sur une clarté obscure, Hachette, 1997, p. 389).

Le secrétaire n'est plus perpétuel et on l'oubliera comme le premier Nobel... Voir, entre autres - mais il n'y a pas beaucoup d'autres, un bon papier à cette adresse :
http://www.microcassandre.org/?p=396

Encore Henri Meschonnic pour enterrer l'académisme et vivre la défense du langage:
"Le sens politique-poétique de la langue suppose certainement ue ambition. Mais dès que cette ambition se fixe sur la langue, au lieu de se placer dans le langage, elle n'est plus qu'une jactance. C'est le langage qui est en jeu dans la langue, pas la langue dans le langage.
Ce sens du langage n'est autre que le sens de la vie, en tant que ce sens transforme le langage. (...) Il est lié au sens de l'art, au sens de ce qu'est un sujet. L'infime, le fragile, l'imperceptible y comptent plus peut-être que des politiques de la langue. En quoi les derniers à faire l'activité d'une langue-culture sont les hommes dits politiques. Mais cette activité n'est pas seulement un passé. Elle est permanente. Sauf chez ceux dont les idées sont arrêtées. Et il n'y a peut-être vraiment de langue que tant qu'il y a une invention dans la pensée. Puisqu'une langue est une histoire, elle en a l'infini" (De la langue française, op. cit., p. 412).

Vous avez bien compté le nombre d'"hommes politiques" dont Druon a eu besoin pour son enterrement...
Et ce qu'il a fait, qui peut compter, doit avant tout à son oncle, Joseph Kessel...

Serge Martin

vendredi 24 avril 2009

Histoire et actualité des revues: une note sur Résonance générale n° 1...





Certes, ce numéro 41 de La Revue des revues nous consacre une très belle note (oui, cher André Chabin, on ne s'y attendaient plus mais on espéraient, on espéraient et voilà que c'est Clotilde Roullier qui fait une très belle note: merci à vous deux! - ne vous offusquez pas de cet accord avec "on" mais on est trois et même quatre comme les mousquetaires!), mais il y a aussi deux revues dont il est question avec article pour l'une et entretien pour l'autre dont j'ai bien quelques exemplaires dans mes rayons: est-ce que j'ai changé en passant de l'une à l'autre? Non! je fréquentais comme beaucoup la librairie de François Maspéro pour y acheter (ou feuilleter) Partisans et j'ai lu Commentaires parce qu'avant la fin du mur, on y lisait parfois des choses importantes sur les pays de l'est et parce que j'aime les revues, toutes celles qui sont bonnes même de l'autre côté... Et puis merci à Marc Duvillier de me faire découvrir The Booster (1937-1938), cette "anthologie dadaïste des plus étonnantes". J'en profite pour dire à Eric Dussert que je possède pas mal de Fou parle, malheureusement pas tous... Dernier mot: je trouve Yoann Thommerel dans son commentaire final de la revue Contr'un autour de Jouffroy un peu pessimiste: "un îlot de résistance"... Il y en a tellement qu'on ne voit pas le continent, l'Atlantide, qui fera passage et fait déjà passage : les revues servent à l'entendre gronder: on vous le disaient: Résonance générale...
Serge Martin

mercredi 22 avril 2009

Meschonnic, homme libre (article d'Alain Freixe)


Article paru dans l'Humanité le 16 avril 2009

Hommage . Ce poète n’écrivait pas des poèmes, il était celui que les poèmes faisaient. Henri Meschonnic est mort le 8 avril dernier.
Lodève, les Voix de la Méditerranée. Été 2008. Je viens d’écouter Jean-Yves Masson s’entretenir avec Henri Meschonnic. Riche de quelques questions, je le croise sur le stand de l’Atelier du Grand-Tétras qui publie la revue Résonance générale qui lui a consacré son numéro 1. Philippe Païni, Daniel Leroux, Laurent Mourey et Serge Martin, à qui j’ai emprunté le titre de cet article, en sont les rédacteurs. Je le retrouve ensuite sur le stand de la revue Faire part aux côtés d’Alain Chanéac et Alain Coste, qui la dirigent et qui viennent de publier, après un Jacques Dupin, matière d’origine, le poème Meschonnic. À ma proposition d’un entretien à paraître dans nos colonnes courant 2009, il répond, sans hésitation et avec enthousiasme, favorablement. J’allais engager l’échange quand la ramasseuse de sarments est entrée hors saison dans ses vignes. Henri Meschonnic est mort le 8 avril. Lui qui fut toujours homme de chantier, toujours à l’avant de lui-même, aventurier de la voix dans le poème, le voilà comme habitué à lui-même, à ses oeuvres.
Si « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience », selon les mots de René Char, alors Henri Meschonnic mérite les deux, par-delà toutes les polémiques et les inimitiés. Il est vrai que l’homme eut parfois la plume dure et le mot acéré pour nombre de ses pairs. Et ils sont nombreux car cet enseignant, professeur de linguistique et de littérature à Lille d’abord puis à Paris-VIII développa une oeuvre critique - critiquer fut toujours pour lui conduire une réflexion sur ce qu’on ne connaît pas - considérable toujours en rupture avec les discours institués ou les modes tant sur le plan des essais - comment ne pas citer son Pour la poétique IV, Écrire Hugo (1977) ou son Langage Heidegger (1990) - que sur celui des traductions - celles qu’il entreprit de la Bible, dès 1970 avec les Cinq Rouleaux sont demeurées célèbres. Sa grande originalité et ce qui donne cohérence à cet immense chantier fut de le développer à partir du poète qu’il entendait être depuis ses Dédicaces Proverbes (Gallimard, 1972) au tout récent De monde en monde, paru en janvier dernier aux éditions Arfuyen. Ce poète n’écrivait pas des poèmes, il était celui que les poèmes faisaient. Avec Henri Meschonnic, le poème passe devant, la poésie derrière. Entendons-nous, la poésie quand elle n’est que cet amour de la poésie qui « produit des fétiches sans voix » avec quoi malheureusement, selon lui, on confond la poésie. Avec Henri Meschonnic, le poème ne célèbre pas. Ne décrit pas. Ne nomme pas. Le poème est intervention - je ne peux m’empêcher d’entendre le « fini, maintenant j’interviendrai » d’Henri Michaux ! - ce qui suppose coupure et transformation. À Henri Meschonnic, on doit cette définition du poème : « Il y a poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. » Alors le poème, cet acte de langage qui toujours recommence, ce rythme particulier qu’il est rend visible notre rapport au monde. Là est le grand apport d’Henri Meschonnic : avoir pris le parti du rythme - Critique du rythme (Verdier, 1 982), la Rime et la vie (Verdier, 1990, repris en 2006, collection Folio), Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995)… - le parti du sujet. Celui du continu tant le rythme, selon lui, contient à la fois l’objet et le sujet, le monde et l’artiste. « Subjectivation maximale du langage », le poème est rythme. Il est l’oralité même, la voix comme « mode de signifiance » du langage dans l’écrit comme dans le parlé. Le poème donne plus à entendre qu’à voir. Il donne à entendre ce que les mots ne peuvent pas dire, ce continu d’un sujet. Là se fait le partage : de sujet à sujet - « Je parle, écrit Henri Meschonnic dans De monde en monde, / pour partager le silence / qui pousse tous les mots (…) pour transformer le silence / c’est ainsi qu’on s’entreparle ». Cette théorie du rythme et du sujet rend indissociable poétique, éthique et politique. Le poème - l’oeuvre d’art en général - est acte éthique et politique. Comme tel il transforme le sujet qui le fait et le sujet qui le reçoit. Pour cela, Henri Meschonnic pensait que les poèmes étaient susceptibles d’être entendus par chacun et que mettant en jeu le langage - ce qu’on en sait comme ce qu’on en fait - il mettait en jeu la société elle-même. Henri Meschonnic ne s’est pas contenté de faire parti du monde - « on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, écrivait-il, mais pour vivre et transformer la vie » - il sut y être présent. Et une présence, cela s’impose, s’expose. Et dérange. Comme un coup de vent. S’il déchire, il éclaire le paysage. À chacun d’aller vers ce qu’il ne connaît pas !
Alain Freixe

La photographie est de Régine Blaig à qui nous redisons, en publiant ci-dessus, cet hommage très fort d'Alain Freixe, toute notre affection.

lundi 13 avril 2009

contre-lettre à Henri Meschonnic

Marseille, le 13 avril 2009

henri vous disiez on ne sait pas ce qu’on transmet je répondais on ne sait pas
ce qu’on reçoit l’amitié
ne tient pas dans les noms
même dans les mains qui se tiennent dans les voix qui se mêlent l’amitié
déborde et c’est elle qui donne des mains à nos voix pour l’étreinte c’est elle
qui donne de la voix quand nos mains s’envolent dans vaste oui le ciel que l’amitié invente dans les têtes
et nous pouvons accueillir l’inconnu puisque c’est lui
qui fait une porte où il n’y a pas de porte
un voir de la vie où il y avait le mur aveugle de l’époque

henri aimer parler emportent c’est faire connaissance dans la surdité du savoir ce qui sourd
vient de loin l’avenir sur le bout
de la langue les lèvres font vivre et revivre un livre
et rire le rêve elles portent le réel celui
qui n’est que s’il est
ce dont de la parole nous nous échappons
ce qui nous échappe et c’est nous
à chaque mot et le réel
elles le donnent nos lèvres à qui
sait quitter ce qu’il sait
ce que l’on croit acquis
et nos pour toujours commencent toujours dans
chaque bonjour du jour

à lodève l’été dernier vous nous disiez on n’est jamais
seul et je l’entends encore tellement de bouche
en bouches que c’est vrai que ça continue
d’être un premier soir la table les rires
continuent de l’éclairer
une fontaine dans les paroles buissonne l’eau
de la vivante évidente rencontre et toujours
c’est nos premières fois
les mots ne peuvent nous retenir ils nous tirent
par la manche mais on est déjà
dans le monde tout autre qu’ils mettent au pluriel quand les mots
conjuguent entre eux le verbe
aimer
et on laisse
s’effilocher fil à fil on laisse filer
les mots qui voudraient
nous habiller en dimanche on marche vers
toujours plus nue
la nudité

on n’est jamais seul on continue
de naître et n’être rien
que cette marche à l’inconnu à l’aveugle
à tâtons puisque nos mains ne peuvent pas
ne pas se trouver on marche
à bouche que veux-tu nos questions s’amusent
à gorge déployée

on a fait nos cartons le monde
on le déménage en poète
on le déshabille de ses définitions on le déshabitue
de ses calendriers on l’infinit on a
de minuscules résonances pour faire trembler
le décor qui le majusculait et mettait sur nos cartes
vous êtes ici
au passé

avec ce qui sourd on fait
ce qui s’ouvre n’en finit pas
de s’ouvrir et vivre sens
dessus dessous en mettant cul
par-dessus tête la belle assurance
la suffisance des Assis
des ministres du cult
urellement correct

on parle la bouche pleine
de ce qui n’existe pas
encore et encore et enfants
on s’insuffit de toute la vie c’est pour ça
qu’un infini fleurit sur nos lèvres
nous enracine d’avenir lave l’oubli
avec la mémoire le soir
luit et jouit d’être le matin de la nuit
chaque jour on apprend dans le noir à voir
ce qu’on ne voit pas c’est la vie
cette nuit noire qu’on tire du puits et qui rince les visages
de ce qu’on croyait être avec
tout ce qu’on ne sait pas qu’on devient le corps
naissant à voix nue

on dit bonjour
a ceux qui vivent leur bonne nuit

je vous dit bonjour henri parce que ça commence
ça ne fait que commencer conjuguer penser
à l’intempestif présent
ce qui sourd c’est ce qu’on pressent que ça presse
que quelque chose bouge c’est le sens et le sens
c’est ce qu’on ne peut pas prédire c’est la rumeur d’avenir dans ce qu’on dit
mais on sent qu’il y a urgence et la rumeur court
plus vite que nous on respire on respire l’air libre au jour
le jour
à la vie la vie
on en rit
on en rit pour toujours

vendredi 10 avril 2009

Henri Meschonnic ne nous a pas quittés


Henri Meschonnic, décédé le 8 Avril, sera inhumé au cimetière du Père-Lachaise, mardi 14 Avril à 15h.

La pensée, la voix, l'amitié d'Henri Meschonnic restent bien vivantes en nous.




partout où je me tourne je

ne dois pas bien voir je ne

vois pas ce que je vois je vois

la joie de tout voir malgré

tout ce que je ne veux pas voir

j'ai quelque chose dans ma vue

je ne vois que de la vie


H.M., Tout entier visage

mardi 24 février 2009

Le Manifeste de neufs intellectuels antillais


Nous reproduisons ici Le manifeste des neuf intellectuels antillais. Il va sans dire que nous faisons nôtre la cause défendue. Il s'agit moins d'une lointaine solidarité avec les peuples antillais en lutte que de la conscience que leur combat actuel nous concerne tous réellement et étroitement. Que ses spécificités révèlent le toujours-spécificique de chaque désir de changement, individuellement ressenti et porté pourtant par la nécessité impérieuse de sa mise en relation généralisée. Il ne s'agit pas de nier les spécificités, mais de les reconnaître pour ce qu'elles participent à situer toutes les spécificités, il ne s'agit pas de les réduire à l'horrible exotisme qui refait le colonialisme dans la relation avec le regard plombant et la distanciation de la bienveillance, il ne peut même s'agir d'importer ni les moyens ni les finalités des luttes antillaises, mais de penser le général comme la synthèse infinie de chaque local s'ouvrant à chaque local. Faire de la pensée du spécifique un universel non essentialisant de la pensée. C'est pourquoi il nous apparaît que la notion de "lyannaj" porte pour aujourd'hui une utopie effective et appelle une activité de pensée du politique, du général par le local autant que du local par la généralisation des résonances qui font chaque local et dont chaque local est un écho pluriel. C'est pourquoi aussi nous nous permettons, dans la suite de ce Manifeste, quelques éléments de débats, de lecture critique. Lyanner les points de vue contradictoires nous semble, dans la recherche d'un sens démocratique des changements légitimement exigés, plus efficace qu'enfiler quelques perles de plus sur la ficelle archi-usée de la Vérité. Quelques réactions donc qui n'ont d'autre ambition que d'en susciter d'autres.

"C'est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s'est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n'est illégitime. Aucune n'est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu'elle représente, ni dans ce qu'elle implique en relation avec l'ensemble des autres revendications. Car la force de ce mouvement est d'avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu'alors s'était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle – à savoir les luttes jusqu'alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales...
Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d'allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d'ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l'on peut saisir l'impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.

GRÈVE LÉGITIME
Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent.
Dès lors, derrière le prosaïque du "pouvoir d'achat" ou du "panier de la ménagère", se profile l'essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du boire-survivremanger (en clair : le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n'ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.
La "hausse des prix" ou "la vie chère" ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d'une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s'est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte "d'épuration éthique 1" (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain.
Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être "consommateur" ou bien être "producteur". Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l'unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L'ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l'économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le "prosaïque" n'ouvre pas aux élévations du "poétique ", quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont "le pouvoir d'achat" ou "le panier de la ménagère". Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d'une politique humaine ou progressiste.
Il est donc urgent d'escorter les "produits de premières nécessités", d'une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d'une "haute nécessité".
Par cette idée de "haute nécessité", nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en oeuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d'achat, relève d'une exigence existentielle réelle, d'un appel très profond au plus noble de la vie.
Alors que mettre dans ces "produits" de haute nécessité ?
C'est tout ce qui constitue le coeur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d'entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd'hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion.
D'abord, il ne saurait y avoir d'avancées sociales qui se contenteraient d'elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s'est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays, et l'absence de pouvoir qui lui sert d'ossature. Le "déterminant" oubien le "décisif" s'obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n'arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L'éloignement, l'aveuglement et la déformation président aux analyses. L'imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu'est l'association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s'est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté pardessus nos "présidents locaux" pour s'en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s'obtiendrait ainsi (dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s'arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.
Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que d'acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici où là, est une petite question qu'une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l'accueil préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d'une autre Justice ou de la lutte contre les fléaux de la drogue en relève largement... Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l'autre, confiance réduite en soi... La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C'est dans l'irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c'est dans la responsabilité que se trouve l'invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C'est dans la responsabilité que l'échec ou l'impuissance devient un lieu d'expérience véritable et de maturation. C'est en responsabilité que l'on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l'essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.
Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s'est étendu à l'ensemble de la planète avec la force aveugle d'une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens. C'est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier dans ce cadre colonial absurde avec l'insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires peut certes améliorer quelque souffrance dans l'immédiat ; mais l'illusoire bienfaisance de ces accords sera vite balayée par le principe du "Marché" et par tous ces mécanismes que créent un nuage de voracités, (donc de profitations nourries par " l'esprit colonial " et régulées par la distance) que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions opportunistes, pianotements dérisoires de l'octroi de mer, ne sauraient endiguer.

VICTIMES D'UN SYSTÈME FLOU, GLOBALISÉ
Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire. L'autre très haute nécessité est ensuite de s'inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n'est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d'un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d'une société non économique, où l'idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d'épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l'humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables "producteurs" – chefs d'entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d'un sursaut de souffrance et de l'impérieuse nécessité d'un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n'existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d'un système flou, globalisé, qu'ilnous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu'il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l'élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l'ampleur du poétique.
On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement.
On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.
On peut endiguer les agences de l'eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait desdernières chiquetailles d'un trésor qui appartient à tous.
On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd'hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile...) ne sauraient ni ne pourraient y résister.
Enfin, sur la question des salaires et de l'emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu'il augmente saproduction et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d'oeuvre. Quand il délocalise, ce n'est pas dans la recherche d'une main d'oeuvre abondante, mais dans le souci d'un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n'est donc en rien illégitime : c'est le début d'une équité qui doit se faire mondiale.
Quant à l'idée du "plein emploi", elle nous a été clouée dans l'imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l'ont accompagnée. Le travail à l'origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d'ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu'il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple "emploi", et l'unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s'est mis à n'ouvrir qu'à la consommation. Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu'il redevienne un lieu d'accomplissement, d'invention sociale et de construction de soi, ou alors qu'il en soit un outil secondaire parmi d'autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d'arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu'à l'équation d'une activité à haute incandescence créatrice. Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s'envisagera dans ce qu'il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu'il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement... Il s'envisagera en "tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue". Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l'ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l'étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création – créaconsommation. En valeur poétique, il n'existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l'infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.
Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs
prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l'imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l'esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l'artisanat, la culture et l'agriculture... Qu'il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation... Qu'il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu'il favorise tout ce qui permet d'entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde... C'est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l'ampleur des exceptions. C'est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire... C'est le gratuit en son principe qui devrait s'installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes...

NOUS APPELONS À UNE HAUTE POLITIQUE, À UN ART POLITIQUE
Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu'à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un "panier de ménagère", mais le souci démultiplié d'une plénitude de l'idée de l'humain.
Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.
Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s'ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.
An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l'utopie.
Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du "Marché", mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.
Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.
Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l'assistanat, en nous inscrivant résolument dans l'épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d'un rapport écologique global aux équilibres de la planète...
Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au coeur nouveau du monde, soudain immenses d'être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en oeuvre un épanouissement humain qui s'inscrit dans l'horizontale plénitude du vivant..."

Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant,
Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William



Quelques remarques :

Et d'abord dire qu'elles sont destinées avant tout à éviter le piège tendu du consensus - le consensualisme passant pour le maximum de démocratie alors qu'il est, et aujourd'hui nous donne peut-être plus encore qu'hier toutes les occasions de l'entendre, tout au plus l'achat, à vil prix, de la paix sociale et le sauvetage à moindre coût de l'ordre établi. Voyez comme on agite le spectre d'une révolution pour faire peur . Voyez comme la gauche française dite "de gouvernement" aujourd'hui ne menace pas - elle prévient. Dans tous les sens du terme, et celui surtout d'agir essentiellement pour éviter. Ces stratégies d'évitement confinent au déni.

Le piège du consensus serait de prendre en bloc et acritiquement l'ensemble du Manifeste, renoncer à en discuter les termes et oeuvrer ainsi à un enterrement en grandes pompes de ce qui point ici, et qui mérite plus que le silence stratégique des uns, et plus que le silence dévot des autres. Un même silence au final pour taire les commencements... Penser le politique et le poétique ensemble exige le débat.

Et il y aurait à discuter d'abord la partition posée entre "le prosaïque" et "le poétique" : deux essentialismes qui en font trois en essentialisant leur opposition. Cette opposition est vieille. Elle empêche concrètement de penser les liens entre la vie et le poème en les réservant seulement à l'avenir radieux d'un post-post hypothétique. La fin de cette opposition n'est pas une fin en soi, elle dit peut-être l'urgence des changements de représentations à proposer plutôt comme préambule. LE prosaïque, LE poétique identifient des postures qui jouent à être des savoirs quand il y aurait à entendre l'inconnu des rapports toujours réinventés qui défont, plus qu'ils ne font LE prosaïque et LE poétique. Alors seulement, "tous les lieux de connaissance et de formation", de lieux d'initiation où se renforce l'autorité des initiés sur ceux qu'il y a à initier, deviennent lieux de relations. La "Relation" y perd une majuscule, elle y gagne un pluriel. Minuscule-pluriel contre majuscule-singulier font l'allégorie de ce qui oppose la poétique au sens du "poétique" développé dans ce Manifeste : une activité de discours, avec les discours, contre un ensemble pré-établi de représentations où les superlatifs posent les point de vues en absolu : " ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté". Singulièrement, le singulier du "poétique", de la "Relation", de "la beauté" rend sourd aux singularités. Penser le "Tout-Monde" ne peut se faire sans une pensée des pluralités internes à tous les niveaux des relations qui le font et le refont, n'arrêtent pas de le faire. Et cela ne va pas sans un lyannaj généralisé par lequel le "vivre-ensemble" échappe aux risques conjoints du national-essentialisme qu'entraîne l'inquiétude identitaire et de l'éthique abstraite de "l'Autre", dont la virtualité précède et préforme toujours les activités relationnelles qui font les individuations.
Il est significatif que, dans ce Manifeste qui s'enracine dans la très clichée opposition du "prosaïque" et du "poétique", deux termes venus des choses du langage, rien ne soit dit d'une théorie du langage. Ce qui en est fait cependant l'oriente vers un sens de l'utopie dont la définition se fait par l'emprise du passé sur le présent à inventer - dans "post-capitalisme", où "capitalisme" dit le règne sans partage du "prosaïque", "post" maintient dans la "vision" d'avenir l'échelle d'évaluation de ce qu'il y a justement à faire passer : le "poétique" est le révélé de l'alètheia que retarde le "prosaïque".
Pour la poétique, c'est le présent de chaque parole dont chaque poème participe à faire entendre les voix lyannées qui travaille maintenant l'utopie de toute relation. L'inconnu qui s'y invente a plus d'avenir que l'origine qui tarde à se révéler.
La possibilité même d'un débat d'idées, et sa nécessité, à l'occasion des événements actuels, a d'abord le mérite de faire entendre ce qu'on n'entendait plus : que l'histoire n'est pas finie. Ce Manifeste me semble aussi l'occasion d'exposer cette évidence : que ce qui se passe aux Antilles ne se passe pas qu'aux Antilles. Que nous sommes tous concernés, parce que s'y joue la reconnaissance des spécificités, de toutes - et du pluriel interne et jamais arrêté que doit faire entendre toute parole sur le rapport à l'identité, aux identités, aux altérités. Et c'est peut-être ce que l'actualité permet aussi : l'ouverture d'un débat, qui tarde et dont pourtant la nécessité se fait pressante, sur l'éthique, sur ce qu'on appelle l'éthique, sur le sens que chacun veut donner au tout-relation dont il est fait, et sur ce qu'on en laisse détruire chaque jour.
Philippe Païni


Les attendus de ce manifeste que Philippe Païni analyse fortement ci-dessus me semble correspondre très précisément aux apories et rebroussements de l'oeuvre de Glissant; ce qui montre à l'envi la nécessité d'un travail d'ampleur de pensée critique pour accompagner les mouvements d'individuation et de sociation conjoints qui, aux Antilles et ailleurs, ne vont pas manquer de se développer étant donné l'état du monde. Ceci dit, la pensée critique n'a pas grand chose à voir avec la rhétorique ou le moralisme des bonnes idées que des intellectuels patentés pourraient trouver pour offrir des perspectives qui manqueraient cruellement. On n'a pas besoin d'idées et encore moins de cadres anciens pour inventer la relation nouvelle dans les historicités les plus diverses. C'est justement l'écoute de ces historicités qui manque le plus non seulement du côté des politiques ou des syndicats mais aussi des dits intellectuels officiels de la culture ou de l'Université. On peut compter sur des intellectuels organiques pour emprunter à Gramsci mais à condition qu'eux-mêmes ne répètent pas des pensers anciens. Ci-dessous, je renvoie aux articles publiés sur facebook (références ci-dessous) et qui reprennent un travail d'il y a quelques années à propos de Glissant. Cette reprise me semble nécessaire pour des pensers nouveaux en n'oubliant pas les manifestes de Résonance générale et les écrits multiples que le mouvement antillais ne manquera pas de nous offrir...
Serge Martin
http://www.facebook.com/note.php?note_id=69547820490

http://www.facebook.com/note.php?note_id=69745145490

http://www.facebook.com/note.php?note_id=69746880490

samedi 14 février 2009

Parole rencontre

Pour lire une critique sur le livre de poèmes de Henri Meschonnic, Parole rencontre, paru à l'Atelier du grand tétras, aller sur le site de Jacques Ancet à cette adresse:
http://www.blogg.org/blog-55642-billet-une_vieille_envie_de_vivre-968283.html

mercredi 11 février 2009

Un nouveau livre de poèmes de Henri Meschonnic


Des rondes de rondes, lecture de De Monde en monde d’Henri Meschonnic, Arfuyen, janvier 2009.

On apprend, dans Modernité modernité (1988) de Meschonnic, qu’aucun mot ne se répète et aussi, avec toute son œuvre, que le « bouche en bouche » est le passage de langage d’un sujet à un autre, mais encore que l’écriture s’invente dans une lecture, ce qui est bien autre chose qu’une réception. Et c’est du vivant qui s’invente dans le poème, du vivant qui correspond au signifiant tel que le pense Meschonnic dans La Rime et la vie (1990): un en train de signifier pour un en train de faire vie et poème. Que les poèmes inventent des forme de langage qui sont des formes de vie, De Monde en monde le montre, et toujours encore : ces formes se transforment, s’affectent si bien qu’on n’en fini pas d’en écouter les rimes de vie et de sens ; en ce sens on retrouve l’un des premiers concepts pour penser le poème et la littérature dans leur spécificité, celui de « forme-sens » (Pour la poétique, vol. 1, 1970).

Disons que le lecteur n’en finit jamais de devenir lecteur et que le poème n’arrête pas de le remuer, de le perdre, de le trouver et de le faire de s’y rencontrer. Alors je tente un premier relevé, pour m’y retrouver – au milieu de ce monde de voix, voix de monde en monde, monde de voix en voix. Le livre porte en lui un sens du fabuleux et de la malice (au pays des merveilles du langage): « si c’est les arbres / qui sont en fleur / ou si je suis un arbre qui marche / et chaque pas que je fais / me multiplie ma vie est une forêt qui marche » (p. 39). Aller de bouche en bouche est donc bien aller de monde en monde : ce monde pluriel se distribue dans le livre : « je suis dans le rire / qui va de lèvre en lèvre » (p. 9) ; « et j’avance / de monde en monde » (p. 13) ; « ainsi je multiplie / mes vies / de bouche en bouche » (p. 20) ; « plus nous allons petits / de merveille en merveille » (p. 21) « je nous vais de vie en vie » (p. 58) ; « quand on s’entreparle / c’est les lèvres / de lèvre à lèvre / le corps / de la main à la main » (p. 60) ; « plus je vais de silence en silence » (p. 85) ; « le présent / […] / on l’entend / de monde en monde » (p. 93). Ces mondes sont de lèvres, de visages, d’yeux, de bouches, de mains, chacun étant singulier : c’est bien de monde en monde que la voix voyage et invente un présent qu’on écoute être une mémoire et une rencontre. Le monde est aussi la foule traversée et traversière : « quand je m’enfonce dans la foule / il y a tous ces autres / qui entrent en moi / il faut que je parle / pour me reconnaître / dans ma voix » (p. 47) Ces lignes montrent à quel point le poème reprend et continue : je pense en particulier à « J’étais la voix des autres / […] / je passerai ma vie à ressembler à ma voix », de Dédicaces proverbes en 1972. C’est que tout se conjugue au présent, du passé au futur et cette vie en poème est « une histoire et une fable / qui s’endorment ensemble » (p. 52), peut-être cette fable du verbe fare, une parole longue et continue parce que pleine de voix et à elle-même sa propre voix : son écoute n’en finit pas et celle des résonances qu’elle invente. Ceci contre tous les formalismes : le poème de Meschonnic est un poème long. De l’altérité, du temps s’écrivent à travers les mots et les lignes et recommencent en permanence la première personne avec la deuxième, les mots en position de vertige d’une ligne à l’autre : « je suis moi par toi avec / toi » (p. 52) ; mais l’hésitation n’est pas un vide, tantôt un bonheur, tantôt une douleur : « je nous / je suis je nous pour vivre / vivre voir / vivre entendre / je nous respire / je nous vais de vie en vie » (p. 58) La vie court dans le poème et les mots les uns avec les autres, comme le poème court dans la vie : une manière d’écrire et de faire la rencontre, un vivre écrire comme cette respiration. Sans doute sommes-nous au milieu d’un récit vivant, d’une histoire en mouvement de parole : ce que le poème fait aller, avancer, être, venir… Ces verbes se lisent ensemble.

Ce mouvement de parole met le monde en déplacement. Vers le milieu du livre, cet incipit « le monde le monde » (évoquant Le Monde le monde de Bernard Vargaftig, éd. André Dimanche) est un intensif, une invasion du monde poussant un appel « quel monde ! », une question « quel monde ? », jusqu’à la tête qui tourne : « tête monde », et la souffrance : « de rouler tant / de peines / chaque mot / une douleur » (p. 45). Le monde, toujours le monde ? Mais il s’agit plutôt de donner de la voix au monde, ta voix, ma voix, notre voix plurielle et d’être toute voix, toute ouïe dans une écoute de toutes les voix jusqu’à celles qu’on n’entend pas. Le poème suivant poursuit sur « et mes lèvres / où sont mes lèvres / sinon sur tes mots / mon corps qu’emporte / ta voix » (p. 47). Se perdre, se trouver, il n’y a là rien d’un dualisme qui aboutirait à trouver définitivement. Les trouvailles du poème sont des rencontres, avec ce qu’elles ont de dialectique, un mouvement éthique que Meschonnic énonce simplement : « je parle / parce que c’est à toi / que je parle » (p. 62) Mais ce mouvement n’a rien non plus de linéaire. La destination est bien le piège d’une certaine pensée du continu qui définirait des pôles (identitaires, de communication, avec l’autre au bout du chemin qui n’irait pas très loin ; le poème n’a rien de ce pragmatisme).

Le continu est un mouvement de ronde et l’on commence par y tomber ensemble à l’inaccompli du recommencement : « quand tu tombes / je tombe aussi » (deux premiers vers du livre, p. 9). Et si « c’est le langage / qui est lourd », plus que le sommeil, c’est qu’il invente un présent et que passé et futur sont du présent, une poursuite, une suite à l’inaccompli : la dernière page, avec « le présent de tous les présents / un cri » et son vers « de monde en monde » pousse à reprendre la première page du livre, mais toutes les pages des livres : « Mon départ mon retour sont fragiles » et « Notre marche s’identifie à notre langage » (Dans Nos recommencements, 1976, p. 34-35). Une facilité de pensée ferait dire que tout est dans tout. Il s’agirait plutôt d’essayer de penser que le poème fait se tenir ensemble une histoire au présent où rien n’est exactement initial ou final, mais où l’ensemble est remis en jeu, repris.

Aussi cette ronde, si elle est reprise, et non répétition, puisqu’il ne s’agit pas de répéter ostensiblement et en l’ayant choisi des mêmes mots, mais de reprendre des mots que toujours la vie en poème change, cette ronde trace-t-elle des passages où se glissent des ritournelles. Des lignes brisées par les passages à la ligne, brisées mais continuées, avec des résonances proches lointaines, entre ce qu’on entend, ce qu’on n’entend pas, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas qu’on entend : ce qui fait du poème un espace et un « chant sous le texte » (Mallarmé) – une intensité et une densité d’inconnu qu’on a dans la voix en lisant et se lisant. Le mouvement est ce continu où chaque ligne est déjà tout un poème résonnant de toutes les autres lignes ; alors le poème Meschonnic est ce ligne à ligne : « je nous vais », « et nous roulons dans le monde » (p. 16) « c’est pourquoi nous tournons / les uns autour des autres » (p. 31). Ces reprises, ces résonnances, ces lignes se croisant font des rondes, bouchées de voix et « goût du sens » (ce que Meschonnic, en traduisant la Bible entend dans les ta’amin, l’organisation rythmique des versets). Ces rondes se rencontrent en rondes ; l’oreille en suit les ritournelles. Le continu du poème Meschonnic a le sens du tournoiement ; nous tournons sans en jamais faire le tour. C’est peut-être ainsi que « le monde se transforme à une vitesse » (p. 39). Comme quelque chose d’ « infiniment à venir ». Dans les tours du poème. Vers un je à tu et à toi.

De Monde en monde, par son titre déjà, met en évidence ce que ne cessent de faire les poèmes de Meschonnic : écrire et faire rencontre de voix à voix au présent du vivant du poème.


Laurent Mourey


des rondes de rondes les inséparables

de la vie je siffle un air de tête dont je perds

non la voix qui continue ses mouvements


les paroles la mélodie non plus ne me tient pas

dans sa poche je continue ma phrase qui dépasse

ma tête passe comme à côté autour de moi


je vais finir par m’envoler avec elle

l’étranger au nuage de sa phrase peut-être

la reconnaîtras-tu m’entendant


parler mais c’est une phrase simple

qui ourle m’entraîne et c’est moi c’est toi

c’est étroit mais qui avance


à la bousculade un rien repris

conté conti-

nué partout

Laurent Mourey

lundi 9 février 2009

Quand le théâtre fait Tchékhov

































Ce que Tchékhov fait au théâtre d’aujourd’hui, à la vie, à la théâtralité du langage, à la théâtralité de la vie : voilà ce qu’Aurélie Leroux nous propose avec ses sept « comédiens et assistants à la mise en scène » (Mathieu Bonfils, Roxane Cleyet-Merle, Laurent Coulais, Marion Duquenne, Franz Gazal, Sophie Lacoste, Aurélie Tardy) et avec Thomas Fourneau (scénographie et création sonore) et avec Laurent Coulais (lumière) et avec Janvier Florio (construction du décor) et avec Alexandra Bina (costumes). L’avec est ici un principe qui ne va pas qu’avec Tchékhov mais emporte tout jusqu’au spectateur car tous deviennent acteurs : acteurs-Tchékhov, Tchékhov nous faisant, nous faisant Tchékhov, aujourd’hui.

Il faut commencer par l’attitude qu’implique un tel travail : Tchékhov n’est pas à adapter, à représenter, à mettre en scène : il est une force qui nous met en relation. Non avec un vieux monsieur russe à l’âme russe et qui nous met une tonne de nostalgie dans une vie qu’on laisse à la porte du théâtre ! Mais avec une théâtralité qui sans cesse change nos rapports : entre nous sans savoir ce que nous étions ni serons. Non comme personnages mais dans et par ces rapports qui nous changent. Entre nous et le théâtre sans savoir ce à quoi nous sommes tellement habitués qu’on ne l’entend ni ne le voit plus, dès qu’on assiste ou qu’on joue… Dans sa présentation, Aurélie Leroux cite ce fragment des carnets de travail de Tchékhov : « Nous ne vivons ni avec la vérité, ni avec la beauté mais avec les autres hommes ». C’est très exactement ce à quoi ils travaillent tous ensemble et chacun d’entre eux et à quoi ils nous convient tous et chacun.

Il y a d’abord l’impossibilité de fixer ces personnages. Ils sont autant de passages non seulement de l’un à l’autre mais l’un par l’autre et donc nous par eux et eux par nous qui les accompagnons dans l’aventure du théâtre. Si Roxane Cleyet-Merle fait une Mouette, elle s’envole avec des litanies qui font atterrir le lyrisme au ras des bravos en mangeant quelques huîtres dont on aperçoit les perles. Si Matthieu Bonfils rejoue le Platonov qui n’est qu’instituteur avant d’être auteur, il augmente le silence de face quand il fait aussi venir le théâtre avec la volubilité des histoires de terre mêlées aux histoires d’amour. Si Sophie Lacoste est enceinte de tous les enfants de Tchékhov, c’est en poussant le show au rythme d’un rap qui met sa Petrovna dans la répétition comme un ressouvenir en avant. Si Aurélie Tardy joue la vierge à marier c’est pour mieux nous raconter l’histoire de L’ours qui ne fait que toujours recommencer comme son mariage en robe de mariée est de tous les jours. Si Franck Gazal se suicide par deux fois, il tient le fil de sifflements comme dans Le Pipeau on cherche un silence apaisant alors même qu’il va tenter de témoigner au bord du plateau sur la mort et les funérailles de Tchékhov et que là aussi il faut la rejouer la mort pour la tenir en vie. Si Marion Duquesne cherche un rôle, c’est pour toujours en changer parce que la condition servile est inadmissible et que la voyance est déchirante jusqu’à prendre le temps, remonter la pendule et faire le contre-chant de tout… Même de Laurent Coulais qui ouvre les huîtres comme Tchékhov ouvre les portes de la théâtralité du langage et de la vie pour mieux écouter ce qu’on ne voit pas d’habitude.

Les portes, comme relations ? C’est tout le dispositif à la fois très simple et d’une complexité labyrinthique qu’explorent la petite bande qui ne cesse de foisonner en théâtralité. Non seulement il y a devant et derrière avec ces moments de réitération en profondeur ou hors champ qui augmentent les résonances jusqu’à jouer la répétition en rêve ou l’apparition en songe, mais il y a les portes qui ouvrent sur l’inattendu ou l’inconnu car ils sont nombreux quand défilent tous les personnages de Tchékhov, une foule à la Novarina pour la litanie et plus certainement une classe morte à la Kantor pour ces revenants plus vivants que morts, plus entraînants que délirants et pourtant le délire et la mort font aussi la danse de vie et on pleure et on rit sans jamais larmoyer ni glousser. Je viens d’évoquer Kantor et il faut dire qu’avec Thomas Fourneau, la création sonore n’est pas là pour boucher les trous ou illustrer les intensités, elle vient comme lancer et/ou prolonger la théâtralité, elle fait théâtre parce qu’elle défait aussi le visuel et l’auditif dans leur séparation pour inventer leur continuité. Quand les acteurs tanguent en chœur c’est que la scène bouge pour nous faire danser Tchékhov un peu comme le couvert est mis dans un ballet pour qu’on passe à table en changeant toutes nos habitudes tous les jours. Je ne prendrai plus une cuillère à soupe sans faire Tchékhov avec ma voisine de table qui deviendra alors tout un monde d’amour et de mort, d’infime et de grand, de retenue et d’emportement…

On pourrait dire qu’on ne sait plus où on en est avec Tchékhov dans ce spectacle, cette expérience qui n’est plus un spectacle mais un emportement : c’est exactement cela qui est passionnant au sortir de cette expérience dont on ne sort pas puisque relisant Tchékhov ou mettant le couvert, voilà que la danse des corps, des gestes, des mots vous viennent à la bouche, vous passe à l’oreille, vous déplace les pieds, vous embrasse la vie. Il y a une fraîcheur comme si le théâtre recommençait avec tout ce qu’on sait faire simplement ou qu’on ne sait pas trop comment faire. Il n’y a plus qu’à suivre l’invitation : « tâtez là si j’ai le cœur qui bat ». Et répondre, c’est-à-dire faire Tchékhov sans savoir. Cela touche juste même si on n’ose pas aller jusqu’au cœur !


C'était au théâtre de la Bastille dirigé par Jean-Marie Hordé qu'il faut remercier d'avoir accueilli la petite bande d'Aurélie Leroux les 5, 6 et 7 février 2009. Montré à Marseille auparavant au théâtre des Bernardines, il faut souhaiter que ce travail continue à être montré ailleurs et que la compagnie d'à côté reste dans l'inaccompli d'un travail toujours en cours. Ils seront bientôt à Cannes: http://www.madeincannes.com/index.php/fr/showevent/1043

Voir aussi une autre note critique:http://mutualise.artishoc.com/bastille/media/5/la_marseillaise_13_decembre_2008.pdf

Serge Martin

Exposition de Laurence Maurel

Laurence Maurel nous met les yeux au présent. Le lent travail de l'à peine apparant, du quasi invisible, de l'encore incertain brouille infiniment l'échelle rassurante du lointain et du proche. Voir est presque toucher. C'est d'une douceur qui invite à l'abandon, et pourtant le trait parfois s'exaspère, cherche dans la blancheur à quoi s'accrocher. La caresse offre des prises. On est heureux de se retrouver perdu. Puisque plongeant dans l'infiniment petit c'est sur un grand inconnu que le regard s'ouvre. Alors on sait qu'on pourrait longtemps rester là, dans le temps jamais arrêté, dans l'instant d'une naissance jamais suspendu, mais qui ne cesse de venir, et venir... Quelque chose nous arrive. Nous arrivons quelque part, où nous avons oublié vers quoi nous allions.

Laurence MAUREL, LAVIS-FUSAINS
Association Franco-Japonaise de TENRI
Espace culturel BERTIN-POIREE
8-12 rue Bertin Poirée 75001 Paris FRANCE / Tél : 01 44 76 06 06 / Fax : 01 44 76 06
Du 3 au 14 février 2009
exposition : lundi de 12h à 20h,mardi au vendredi de 10h à 20h,samedi de 10h à 18h30 (sauf le 14 jusqu'à 16h)

jeudi 8 janvier 2009

2009

le temps nous joue des tours
et des tours il passe
avec nous vers nous
il se passe quelque chose l’amitié
nous tient nous fait la vie
est notre balancier
et nous sommes tous les jours ce qui passe en équilibre
et le quelque chose qui vacille qui
résonne et nous va si bien quand nous allons
vers ce que nous sommes et nous tournons
au coin de la rue à l’angle
du temps
on fait tourner les tu les je
de bouche en bouche d’air en dire de rire en rêve
au jour le jour
on continue
on se passe avec l’air la parole

Philippe Païni

dimanche 21 décembre 2008

Bernard Vargaftig à Cerisy: bon de souscription

Méthode! Nous t’affirmons

REVUE DE LITTÉRATURES N°15


Béatrice BONHOMME Serge MARTIN Jacques MOULIN

avec les poèmes de

Bernard Vargaftig

L’énigme du vivant


Bernard Vargaftig né en 1934, est, de livre en livre depuis le milieu des années 60, l’auteur d’une oeuvre importante, qui a une place singulière dans le paysage poétique de ces dernières décennies. Chaque livre y est un poème qui travaille jusque dans l’infime détail vers et

proses, du titre au sommaire, de la composition d’ensemble aux syllabes et silences. L’ensemble de l’oeuvre fait un poème continu de l’écrire et du vivre. De l’espace à la vitesse, de l’oubli à la mémoire, de la nudité au dénuement, de la chute au tremblement, de l’effacement à la durée, l’enfance y est toujours un devenir en mouvement, l’amour un renversement inouï, l’histoire un infini récitatif de vivants. Le poème produit un incessant vertige et un questionnement continuel.


SOMMAIRE:

A. Beaujeu : Pour une mystique du mouvement : paysage de la chute et de l'élan dans Comme respirer

M. Bishop : Dire le non-savoir : pourquoi et comment. 

B. Bonhomme : Bernard Vargaftig ou le hiatus d'un intervalle. 

M.-A. Brouillette : Les inscriptions de la parole dans la prose de Bernard Vargaftig. 

E. Dazzan : L'espace de l'apparaître dans l'oeuvre de Bernard Vargaftig : entre mots, souvenirs et silence. 

A. Dominguez Rey : Le dire qui se dit sens dessus dessous. 

P. Grosos : La collusion des temps. 

C. Hubin : Le vacillement. Où la parole (se) dé-constitue. 

R. Lefort : Bernard Vargaftig : ramasser un caillou, toucher

le déferlement d'un feuillage. Le silence, le même. 

F. Loi : La musique de la mémoire.

P. Ma illar d : Le poème et l’image. 

S. Martin : Le poème: l’appel. 

J. Moulin : Autour du mot falaise dans la poésie de Bernard Vargaftig. 

L. Mourey : Bernard Vargaftig, l'exactitude du poème. 

P. Païni : Le corps du silence ou une érotique de la voix dans Distance nue.

A. Pelle tier : Partition / Répartition. 

G. Sapiro : Identité et mémoire dans l’oeuvre de

Bernard Vargaftig. 

L. Verdier : Bernard Vargaftig : vers le féminin du féminin.


38 €

ISBN: 978-2-906591-55-4


Bon de commande

à renvoyer à Vallongues, 20-22, chemin de Roumpinas,

83150 Bandol

accompagné du règlement par chèque

à l’ordre de Vallongues, éd.

Nom :

Prénom :

Adresse :

désire recevoir ... exemplaire (s) du volume à 36 euros l’exemplaire

et joins un chèque de...... .......

Ajouter 20% du total pour expéditions Dom-Tom et hors CEE (Surface);

30 % Dom-Tom et hors CEE (Avion)

tél. : 04 94 29 71 32. vallongues@wanadoo.fr

samedi 20 décembre 2008

Une revue galicienne avec Bernard Noël


Une publication sur Bernard Noël : revue Amastra-N-Gallar, n°15 automne 2008.
La revue galicienne dirigée par Emilio Arauxio consacre son nouveau numéro à Bernard Noël. Un cahier de contributions évoquant ce que l’œuvre fait entendre de corps : du corps-langage, d’une voix où l’ « extime » travaille l’intime, du poème qui travaille ce continu. L’écriture et l’aventure du monologue y sont particulièrement présentes, notamment dans les notes prises par Béatrice Machet lors d’un entretien et d’une lecture publique à Coaraze, le 7 juin 2008. Les monologues où « le premier mot des phrases est un pronom. » (B. Noël) C’est aussi d’espace qu’il s’agit, de la voix qui s’y ouvre, du sujet, de la rencontre et de l’altérité qui nous transforme – « l’écriture qui trame cette polyphonie intérieure » (J. Ancet). A noter, entre autres, ces regards sur l’œuvre, qui se croisent et ouvrent le débat : les contributions de Jacques Ancet, « L’horreur et l’extase », Béatrice Bonhomme, « Bernard Noël, les mains cousant la lumière », Régine Detambel, dans « La Fente entre le mot et le mot », écrivant que « la rencontre avec l’anatomie n’est pas médicale, mais politique », que B. Noël est « un grand rêveur du corps interne ». A voir si ce rêve du corps se fait dans sa nomination… Signalons aussi Laurent Mourey « Ce livre en l’air – quelques notes continues au travers de La Maladie du sens », des poèmes de B. Noël que Résonance générale avait publié dans son numéro et une « Lettre autour du corps », des poèmes de Florence Pazzottu …
Contacter Amastra-N-Gallar, publicacion dirixada por Emilio Arauxio Apdo. Correos 97 36500 LALIN (Pontevedra).

vendredi 19 décembre 2008

Ben-Ami Koller: une oeuvre qui continue














Il ne terminera jamais la toile qui l’attendait sur le grand chevalet de l’atelier” a très récemment annoncé Annick Dollo-Koller en parlant de son époux Ben-Ami Koller. L’artiste est décédé prématurément. La cérémonie d’adieu se tiendra le samedi 20 décembre 2008 à partir de 10 heures au Crématorium du Père Lachaise dans la salle du Dôme avec une fleur jaune.

Je connaissais Ben-Ami depuis de longues années et j'ai suivi son travail jusqu'à ce qui l'a occupé ces deux dernières années après un voyage à Auschwitz. Quelques dessins issus de ce dernier travail figurent dans le numéro 2 de Résonance générale. Il aurait fallu en dire beaucoup plus, réaliser beaucoup plus de projets communs, mais la force des dessins et des toiles et le désir de simplement inviter à aller voir, à rencontrer cette oeuvre, semblaient suffire dans un premier temps. Nous avions bien d'autres projets... Il m'avait déjà accompagné dans la confiance pour deux livres : A Jour et Ma retenue.
Il va de soi qu'une telle oeuvre exige qu'on y revienne: Ben-Ami n'a pas fini de nous travailler. Nous n'avons pas fini de le compter avec nous.
Qu'Annick, Lysiane et Raphaël sachent que nous sommes de tout coeur avec eux.

Serge Martin-Ritman

Le site de Ben-Ami Koller:
Quelques belles remarques et des témoignages:
http://www.magazinedesarts.com/wordpress/?p=31
Une rencontre avec des élèves:
http://galerie.bleue.free.fr/benamik.htm

dimanche 30 novembre 2008

Un manifeste continué pour une "Résonance générale"

Nous publions ci-dessous les deux premiers textes d'un manifeste continué pour une résonance générale en attendant la suite très prochainement dans le n° 3 de Résonance générale...


Les manifestes, ou les textes qui ont pu jouer ce rôle, ne sont pas des modes d’emploi. Il sont l’accompagnement réflexif ou polémique de l’œuvre.

 

Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 350.

 

1

Dans le mouvement même…

 

 

Sonorité générale. – Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre statuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme et seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre.

Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (texte resté inédit à la mort de Charles Péguy) Œuvres en prose 1909-1914, édition de Marcel Péguy, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 145.

 

« Sonorité » a, non selon Péguy et ce qu’il en fait pour penser les œuvres d’art et de littérature, mais selon les époques, quelque chose de musical. Et le problème pour le poème est qu’une pensée du sonore et du musical tient souvent lieu de pensée du poème et du langage : musique et sonorité des mots, lesquelles créent une séparation du langage à l’intérieur de lui-même entre son et sens, sens et forme. Mais le poème, l’art, la littérature et ce qu’ils nous poussent à penser du langage (penser le langage étant penser dans, par, avec le langage et les œuvres) sont le refus, la critique de ces séparations. D’où l’enjeu de penser, avec Péguy, une « résonance générale », avec, par et dans les œuvres.

« Résonance » parce que nous sommes du langage et parce que vivre dans le langage refuse de séparer lire-écrire-penser-vivre, parce que nous sommes des écoutes actives autant que des activités d’écoute. La résonance est à penser comme une poétique plurielle de la voix et des voix dans chaque voix. D’où cette idée aussi qu’un poème est une voix pleine de voix, qu’un poème n’est pas seulement un « poème », mais une subjectivité en train de se faire de tous ses accents, ses échos qu’elle-même ne connaît pas, une subjectivité à l’écoute parce qu’active. Une subjectivité qui ne fait pas le poème, mais que le poème fait – en lisant, en écrivant. D’où cette autre idée que nous travaillons à une poétique de l’infini et de l’inconnu. C’est pour cela que nous travaillons dans une inséparation du poème et de la théorie : en écrivant, en lisant, un tourniquet, inséparablement et à l’infini. Partir du poème pour toujours en repartir en passant par la pensée du poème et le poème de la pensée.

Le spécifique et le collectif, le général et le singulier, le pluriel et l’altérité sont ce qui fait chaque identité. Et chaque identité est un mouvement. « Résonance générale » pour entendre le sujet comme un rythme, une relation, une pensée du mouvement. Un premier numéro avec la pensée du rythme de Meschonnic, et prenant pour point de départ son « Manifeste pour un parti du rythme », est une première manière de penser et de faire lire ce qui nous rassemble : répondre « Manifeste pour un parti du rythme », répondre transitivement un certain nombre de problèmes, une série de problèmes dont les raisons s’enchaînent et montrent la solidarité de leur valeur, de questions ouvertes sur le poème, le langage, la vie dans le langage. Et qui dit poème dit œuvre de langage, rythme, et pas seulement, et même parfois pas du tout, poésie (en vers ou prose). C’est aussi à une critique de la poésie, des académismes sous ce mot, des définitions convenues de cénacles qui ne supportent ni ne résistent aux poèmes eux-mêmes, que nous travaillons. Et ceci, sans le vouloir, en le vivant et écrivant simplement : dans les poèmes, par les poèmes. Les manifestes indirects d’une vie et d’une poésie directes.

Une « résonance générale », donc.

Raisonner en résonant, raisonner nos résonances, dans et par elles.

Nous « opérons »…

 

… nous manifestons une première résonance générale

 

Et le problème poétique majeur, aujourd’hui comme toujours, n’est pas la poésie, mais le poème.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, 2006, 151.

 

 

nous avons le temps et il y a urgence : le contemporain ne passe pas

 

non

 

Nous donnons de la voix là où nous résonnons

 

les concepts

ne sont pas faits pour comprendre

le monde les concepts

sont faits pour faire pousser le monde

entre les je de nous

 

je ne t’ordonne pas de te taire

je te fais parler

« Ah ! insensé

qui crois

que je ne suis pas toi »

 

nous ne sommes pas ce qu’on dit mais notre dire et nous assommons ceux qui veulent parler de nous – et un coup de plus sur ceux qui veulent parler de la poésie, du monde, du reste, de rien

 

nos solitudes sont notre infini je résonne tu résonnes nous devenons

dans nos résonances nos passages dans nos voix

nos différences pour faire nos identités vers rien

d’autre que la vie dans la vie le multiple parce que rien n’est pire que l’identitaire quand il est un

 

et plus il est grand plus il résonne de chaque je le monde de chaque nous

pour qu’il y ait toujours plus à comprendre

et qu’on soit notre trop

dans l’équation l’inconnu

qui continue la vie

 

nous manifestons sans mot d’ordre et nous attaquons les voyous des pouvoirs et des contre-pouvoirs

nous travaillons seuls avec tous au poème de chacun pour et par l’autre en minant l’autruisme sous toutes les coutures de chair

 

manifestement nos voix ce mêlent

de ce qui les écoutent

 

la vie dans la voix la voix

dans ses gestes par nos verbes où nous répondons

l’autre en nous qui

pousse la voix où nous allons nous

verbalisons non des procès mais nos relations

 

ce qu’on connaît ne suffit pas pour vivre

c’est ce qu’on ignore qui fait la vie

et je suis enchanté de faire votre connaissance

c’est ce qu’on n’est pas qu’on devient qu’on se fait

le je te tu me du langage

 

alors résonner c’est généraliser

la voix à nos pratiques de mots la phrase en tête la vie

au langage généraliser le corps au mot la vie

à la phrase et tout

à toi

 

nous revendiquons notre situation en situant les autres et la critique est notre relation

nous critiquons toutes les critiques et d’abord l’éclectique qui fait le consensus des contemporains qui croient compter jusque dans la révolte en jeu de société

nous détestons la philosophie, l’être, l’étant, le néant, l’habitation et toutes les autres majuscules

 

il faut pousser les majuscules parce qu’elles prennent trop de place

on pense dans les interstices au milieu que penser pratique

on pense en plein dedans

 

la voix au visage le visage

dans la voix la bouche

sans objet d’étude ni de relation mais une relation pour plus

de sujet

dans la vie plus

de vie dans nos voix

 

nous détestons par-dessus tout la « poéthique » parce qu’elle prétend faire l’éthique en se contentant de l’afficher pour qu’une soi-disant philosophie éthique sauve l’esthétique qui n’en peut plus du poème

nous désirons de nouveaux concepts avec des mots communs qui font entendre des poèmes de la pensée plein de gestes touchants

 

non que dire car il y en a trop mais comment dire comment penser comment faire résonner est penser comment commencer est toujours recommencer pour aller vers ce qu’on savait déjà qu’on ne savait pas qu’on savait alors penser le silence pas autour mais dans la voix on savait sa voix du présent

 

le décor réaliste de la pensée n’a rien à voir avec le réel

son sens est durer de se faire oublier comme décor

se retirer de la pensée

son assurance-vie est sa cohérence

sa cohérence est mortelle

 

nous aimons les résonances qui approchent

nous généralisons chaque cas toutes les fois ici partout

nous avons perdu nos noms pour en trouver toujours d’autres

 

toute la différence entre savoir et faire connaissance

entre faire reculer l’inconnu et le faire pousser

 

pas de chemins pour nous mener mais de nulle part

jamais revenus

dans des baffes

dans des bafouilles

de sens il faut dire je

contre le nom

contre le nommer contre les logos de la penser et logolâtries

de la langue pure-impure

les pensées du culturel mais le culturel

ment puisqu’il est - correct !

 

tout ordre se maintient par sa méconnaissance de l’inconnu

prise pour le maximum de savoir

 

nous vivons dans et par le poème ; le poème vient dans et par le langage ; le langage nous trouve en vie dans et par nos rapports

nous cherchons les rapports de nos rapports

nous cherchons nos inconnus

nous connaissons quand nous aimons nos connaissances sans savoir les maîtriser

nous reconnaissons nos méconnaissances et nous méconnaissons nos limites

nous limitons les délimitations de l’infini, de l’inconnu, de l’impossible

nous sommes impossibles et intempestifs pour nous-mêmes

 

l’utopie du rythme a sa cohérence

qui n’est pas réguler ce qu’on sait

mais qui se construit à partir de ce qu’on ne savait pas qui nous arrive

 

contre les propriétaires de la pensée et ceux des territoires

de la langue – « qui bien souvent êtes les mêmes ! »

contre le philosophiquement-politiquement-linguistiquement correct !

 

nous tempêtons une résonance générale

nous signons toujours je en congédiant le moi des gagne-petit de l’auto-fiction et le nous des autorités qui prennent la parole à tous ceux qui disent bonjour tous les jours de leur vie chaque fois à neuf

 

je n’ordonne pas de te taire

 

l’écoute met l’oreille en chantier une fois pour toujours

dans la résonance critique 

 

nous voulons en finir avec la fin pour ici partout commencer

 

l’utopie nous met partout où nous ne savons pas jusqu’où elle va

c’est pourquoi commencer a lieu tout le temps

 

il disait faire sa liste de refus pour dire oui

 

 

 

2

Manifester pour écouter les sujets sous toutes les voix

 

Non, décidément il n’y a pas de demi-mot avec les poèmes. Et si le poème permet de peser quelque chose c’est bien l’air et contre lui quand c’est l’air du temps. Peser au sens de penser et d’écrire son poème de la pensée. Peser jusqu’à l’irrespirable…, sans mesure ni métrique. C’est en ce sens aussi qu’un poème a du souffle.

Le souffle d’un poème ne se mesure pas au spiromètre

Le souffle d’un poème toujours sans mesure fait l’écoute

D’une respiration qui circule de bouche en bouche

Dans l’air il y a du politique, de l’histoire, parce qu’il y a du discours et du langage. Peser l’air est une activité anthropologique poétique, une activité de poétique, parce que c’est une écoute de tout ce qui se trame, s’engage, se plie ou se déplie. Ainsi tout poème est tendu. Mais, avec lui, on ne refera pas le coup du livre sémiotique : non, il n’y a pas de poème ni de poésie sans les poèmes, pas de poème de la société ou du monde, si ce n’est à chaque fois dans et par le poème spécifique d’un sujet spécifique. Une critique, un poème, un art critique, sans prescription. Ni autre cohérence que celle d’un sujet par ses actes en acte d’individuation. Sans quoi il n’y a pas de critique. Une poétique de ? Oui ! quand le poème en est lui-même une écoute infinie, en ce sens une étude, une relation, et une relation de relation.

Quel air a ta voix ? Quel air de quel temps ?

Chaque air, chaque temps sont des présents des infinis mercis

Dans les bouches pleines d’air, d’oreilles, de corps, de langage

Mais que serait un poème s’il ne manifestait pas du sujet ? Manifester ne fait pas du phénomène ni de l’être, ni de l’engagement volontaire surtout quand celui-ci est de bonne conscience. Engager, oui, mais engager le sujet dans le poème, engager le poème dans le sujet, et c’est un geste éthique, le geste de l’éthique. Manifester est en ce sens créer une situation, en dehors de celles de la mondanité, pour aller vers soi, penser l’art, penser le poème, penser la vie, penser l’homme, son pluriel, penser l’individu dans ses prises et ses déprises. La société a donc besoin d’une poétique pour savoir ce qu’elle fait de l’histoire, du politique et de la situation des individus. Une autre question, qu’entraîne celle de la place, de l’écoute de ses poètes : qu’est-ce qu’une société fait du sujet, des sujets qui la font, des différences aussi, internes et externes, qui la déterminent ? C’est la question de l’éthique. De ce qu’elle fait de l’éthique.

Chaque jour : devenir le poète de sa vie

Chaque vie : trouver le poème de son langage

Chaque langage : inventer la poésie de bouche en bouche

Alors certains veulent des noms où il est curieux de voir qu’un geste qui désigne des victimes et qu’un geste qui désigne des martyrs s’entendent sur une chose fondamentale : répéter une essence – ce qui est un pléonasme, liquider la spécificité pour imposer un pathos et affirmer une figure et son pouvoir – ou l’inverse. Le stéréotype pour cela est pratique, et l’esthétique stéréotypique cherche à s’imposer dans toutes les pratiques de la pensée et de l’art, pour justement n’avoir pas à penser, pour être pensé par l’esthétique. L’essence est stratégique : les commémorations redessinent les camps de concentration, la fascination laisse interdit. L’archéologie conservatoire tourne tout le présent vers le passé. Vers un point du passé qui nous ponctue d’avance. Tourne toute utopie vers la centralité atopique, anhistorique d’une réalité historique réduite à une série de signes choisis pour leur capacité à structurer par avance toute perception de situations nouvelles. La morbidité est constitutive des commémorations. La morbidité leur est constitutive. Et cette morbidité se protège derrière, contre une éthique de la pensée, la morale du « devoir de mémoire », et la bonne conscience du devoir accompli, quand on a répété les quelques signes-étalons de l’époque. Alors résonnons, avec Vargaftig, la mémoire, si elle est question de souvenir, en est la problématisation : jamais rien ne se répète. La mémoire est vivante, entre vivants, elle est un présent. Alors libérons aussi les morts…

Ta mémoire fait mon oubli quand tes oublis font ma mémoire

Leur devoir fait leur souci quand leur intention fait leur action

Et les morts font les monuments quand les noms font les effacements

Mais tes morts font mes vivants quand ta vie fait mon langage

Et mes morts font tes mots quand ma vie fait ton cri

Ils sont encore trop ceux qui veulent voir mourir nos morts

Mais ton poème les appelle pour toujours des retours de vie

Barthes a raison lorsqu’il dit que l’histoire se fait dans les récits. Si nous entendons que les récits font l’histoire de l’histoire, ou nous racontent des histoires qui font l’histoire de leur idéologie, en donnant un sens de l’histoire et en créant l’illusion que c’est ça l’histoire. Tout se transforme ; aussi y a-t-il à se méfier du révisionnisme du taire et du silence qui couvre l’histoire des vivants : celle des sujets-langage, des poèmes de la pensée. Du révisionnisme qui essentialise « le Juif », qui met des « le », des « ils » dans toutes les bouches et à propos de tous les individus. Qui met même du « nous » pour effacer les « je ». Ainsi Claude Lanzmann, parlant de son  film Shoah : « je savais, dès le commencement de mon travail, que je voulais imposer notre propre vision de la catastrophe, celle des victimes et des survivants. » (Le Monde, 25 février 2005) Ce qui est un aveu troublant du statut que le cinéaste accorde aux discours pluriels et spécifiques qui font  Shoah et que défait d’un coup la volonté (« je voulais imposer ») de les réduire à  une « vision » et réduire les « victimes » et les « survivants » à un collectif objectivé. Il y a urgence à libérer les vivants et l’urgence n’impose pas d’aller vite, mais de travailler à son temps et à son rythme, ce qui n’est pas aller lentement non plus. Il y a urgence à penser leur historicité, c’est-à-dire le spécifique de leur histoire. Il y a urgence dans le même mouvement à penser l’art, le poème. Cette urgence, c’est celle que désigne Aharon Appelfeld dans L’héritage nu, quand il semble répondre à Lanzmann : « Le survivant lui-même fut le premier, dans son impuissance et le déni de son propre vécu, à créer l’étrange voix au pluriel du mémorialiste, qui n’exprime rien d’autre que de l’extérieur empilé sur de l’extérieur, de sorte que le dedans ne soit jamais révélé. » (p. 38).

Les gestes nous font signes de vie et

mouvements de mains serrées ou

visions d’une mémoire collective-individuelle.

Manifester fait des signes de la main,

vers la relation. Du sujet vers du sujet.

Baisers de voix, ouvertures de bouches et d’yeux.

Silences de voix, leurs ponctuations. Blancs

dans les mots, ceux du poème. Résonances

vers quoi vivre. Discours infinis de toi à moi.

Je t’écoute. Je te lis et j’embrasse ta mémoire,

tes silences dans ma voix. Je regarde ton corps ;

il se souvient avec moi et j’écoute ta vie dans

mon regard. Jamais je n’aurai entendu ainsi

ces deux titres d’Eluard ensemble : Capitale

de la douleur, l’amour, la poésie. Et d’autres encore.

D’où à penser : les poèmes, les œuvres transforment les rapports, la critique, le sens critique du langage. Nous n’en serons jamais sans voix car il ne suffit pas de demeurer interdit, ni au bout de la mémoire car nous avons le devoir  de désinterdire le présent.

Ils ont détruit ton corps croyant faire disparaître ton poème

Ils ont abaissé ton corps croyant éliminé ton langage

Ils ont exécré ton corps croyant tuer ta vie

mais ils n'ont pas pu interdire ton présent si vivant

et maintenant c'est ton présent qui nous commence

Tu as lancé mon poème pour que je vois ton corps

Tu as montré mon langage pour que je connaisse ton corps

Tu as augmenté ma vie pour que ton corps me porte

Alors résonnons, avec Ben-Ami Koller, les lignes et les transparences, les torsions et les épaisseurs, les déchirures et les rougeurs refont le travail d’une écoute de chaque tu chaque fois recommencé infiniment avec l’art critique : le poème comme une écoute de tous les gestes dans la voix, de toutes les voix dans chaque geste.