mercredi 11 février 2009
Un nouveau livre de poèmes de Henri Meschonnic
Des rondes de rondes, lecture de De Monde en monde d’Henri Meschonnic, Arfuyen, janvier 2009.
On apprend, dans Modernité modernité (1988) de Meschonnic, qu’aucun mot ne se répète et aussi, avec toute son œuvre, que le « bouche en bouche » est le passage de langage d’un sujet à un autre, mais encore que l’écriture s’invente dans une lecture, ce qui est bien autre chose qu’une réception. Et c’est du vivant qui s’invente dans le poème, du vivant qui correspond au signifiant tel que le pense Meschonnic dans La Rime et la vie (1990): un en train de signifier pour un en train de faire vie et poème. Que les poèmes inventent des forme de langage qui sont des formes de vie, De Monde en monde le montre, et toujours encore : ces formes se transforment, s’affectent si bien qu’on n’en fini pas d’en écouter les rimes de vie et de sens ; en ce sens on retrouve l’un des premiers concepts pour penser le poème et la littérature dans leur spécificité, celui de « forme-sens » (Pour la poétique, vol. 1, 1970).
Disons que le lecteur n’en finit jamais de devenir lecteur et que le poème n’arrête pas de le remuer, de le perdre, de le trouver et de le faire de s’y rencontrer. Alors je tente un premier relevé, pour m’y retrouver – au milieu de ce monde de voix, voix de monde en monde, monde de voix en voix. Le livre porte en lui un sens du fabuleux et de la malice (au pays des merveilles du langage): « si c’est les arbres / qui sont en fleur / ou si je suis un arbre qui marche / et chaque pas que je fais / me multiplie ma vie est une forêt qui marche » (p. 39). Aller de bouche en bouche est donc bien aller de monde en monde : ce monde pluriel se distribue dans le livre : « je suis dans le rire / qui va de lèvre en lèvre » (p. 9) ; « et j’avance / de monde en monde » (p. 13) ; « ainsi je multiplie / mes vies / de bouche en bouche » (p. 20) ; « plus nous allons petits / de merveille en merveille » (p. 21) « je nous vais de vie en vie » (p. 58) ; « quand on s’entreparle / c’est les lèvres / de lèvre à lèvre / le corps / de la main à la main » (p. 60) ; « plus je vais de silence en silence » (p. 85) ; « le présent / […] / on l’entend / de monde en monde » (p. 93). Ces mondes sont de lèvres, de visages, d’yeux, de bouches, de mains, chacun étant singulier : c’est bien de monde en monde que la voix voyage et invente un présent qu’on écoute être une mémoire et une rencontre. Le monde est aussi la foule traversée et traversière : « quand je m’enfonce dans la foule / il y a tous ces autres / qui entrent en moi / il faut que je parle / pour me reconnaître / dans ma voix » (p. 47) Ces lignes montrent à quel point le poème reprend et continue : je pense en particulier à « J’étais la voix des autres / […] / je passerai ma vie à ressembler à ma voix », de Dédicaces proverbes en 1972. C’est que tout se conjugue au présent, du passé au futur et cette vie en poème est « une histoire et une fable / qui s’endorment ensemble » (p. 52), peut-être cette fable du verbe fare, une parole longue et continue parce que pleine de voix et à elle-même sa propre voix : son écoute n’en finit pas et celle des résonances qu’elle invente. Ceci contre tous les formalismes : le poème de Meschonnic est un poème long. De l’altérité, du temps s’écrivent à travers les mots et les lignes et recommencent en permanence la première personne avec la deuxième, les mots en position de vertige d’une ligne à l’autre : « je suis moi par toi avec / toi » (p. 52) ; mais l’hésitation n’est pas un vide, tantôt un bonheur, tantôt une douleur : « je nous / je suis je nous pour vivre / vivre voir / vivre entendre / je nous respire / je nous vais de vie en vie » (p. 58) La vie court dans le poème et les mots les uns avec les autres, comme le poème court dans la vie : une manière d’écrire et de faire la rencontre, un vivre écrire comme cette respiration. Sans doute sommes-nous au milieu d’un récit vivant, d’une histoire en mouvement de parole : ce que le poème fait aller, avancer, être, venir… Ces verbes se lisent ensemble.
Ce mouvement de parole met le monde en déplacement. Vers le milieu du livre, cet incipit « le monde le monde » (évoquant Le Monde le monde de Bernard Vargaftig, éd. André Dimanche) est un intensif, une invasion du monde poussant un appel « quel monde ! », une question « quel monde ? », jusqu’à la tête qui tourne : « tête monde », et la souffrance : « de rouler tant / de peines / chaque mot / une douleur » (p. 45). Le monde, toujours le monde ? Mais il s’agit plutôt de donner de la voix au monde, ta voix, ma voix, notre voix plurielle et d’être toute voix, toute ouïe dans une écoute de toutes les voix jusqu’à celles qu’on n’entend pas. Le poème suivant poursuit sur « et mes lèvres / où sont mes lèvres / sinon sur tes mots / mon corps qu’emporte / ta voix » (p. 47). Se perdre, se trouver, il n’y a là rien d’un dualisme qui aboutirait à trouver définitivement. Les trouvailles du poème sont des rencontres, avec ce qu’elles ont de dialectique, un mouvement éthique que Meschonnic énonce simplement : « je parle / parce que c’est à toi / que je parle » (p. 62) Mais ce mouvement n’a rien non plus de linéaire. La destination est bien le piège d’une certaine pensée du continu qui définirait des pôles (identitaires, de communication, avec l’autre au bout du chemin qui n’irait pas très loin ; le poème n’a rien de ce pragmatisme).
Le continu est un mouvement de ronde et l’on commence par y tomber ensemble à l’inaccompli du recommencement : « quand tu tombes / je tombe aussi » (deux premiers vers du livre, p. 9). Et si « c’est le langage / qui est lourd », plus que le sommeil, c’est qu’il invente un présent et que passé et futur sont du présent, une poursuite, une suite à l’inaccompli : la dernière page, avec « le présent de tous les présents / un cri » et son vers « de monde en monde » pousse à reprendre la première page du livre, mais toutes les pages des livres : « Mon départ mon retour sont fragiles » et « Notre marche s’identifie à notre langage » (Dans Nos recommencements, 1976, p. 34-35). Une facilité de pensée ferait dire que tout est dans tout. Il s’agirait plutôt d’essayer de penser que le poème fait se tenir ensemble une histoire au présent où rien n’est exactement initial ou final, mais où l’ensemble est remis en jeu, repris.
Aussi cette ronde, si elle est reprise, et non répétition, puisqu’il ne s’agit pas de répéter ostensiblement et en l’ayant choisi des mêmes mots, mais de reprendre des mots que toujours la vie en poème change, cette ronde trace-t-elle des passages où se glissent des ritournelles. Des lignes brisées par les passages à la ligne, brisées mais continuées, avec des résonances proches lointaines, entre ce qu’on entend, ce qu’on n’entend pas, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas qu’on entend : ce qui fait du poème un espace et un « chant sous le texte » (Mallarmé) – une intensité et une densité d’inconnu qu’on a dans la voix en lisant et se lisant. Le mouvement est ce continu où chaque ligne est déjà tout un poème résonnant de toutes les autres lignes ; alors le poème Meschonnic est ce ligne à ligne : « je nous vais », « et nous roulons dans le monde » (p. 16) « c’est pourquoi nous tournons / les uns autour des autres » (p. 31). Ces reprises, ces résonnances, ces lignes se croisant font des rondes, bouchées de voix et « goût du sens » (ce que Meschonnic, en traduisant la Bible entend dans les ta’amin, l’organisation rythmique des versets). Ces rondes se rencontrent en rondes ; l’oreille en suit les ritournelles. Le continu du poème Meschonnic a le sens du tournoiement ; nous tournons sans en jamais faire le tour. C’est peut-être ainsi que « le monde se transforme à une vitesse » (p. 39). Comme quelque chose d’ « infiniment à venir ». Dans les tours du poème. Vers un je à tu et à toi.
De Monde en monde, par son titre déjà, met en évidence ce que ne cessent de faire les poèmes de Meschonnic : écrire et faire rencontre de voix à voix au présent du vivant du poème.
Laurent Mourey
des rondes de rondes les inséparables
de la vie je siffle un air de tête dont je perds
non la voix qui continue ses mouvements
les paroles la mélodie non plus ne me tient pas
dans sa poche je continue ma phrase qui dépasse
ma tête passe comme à côté autour de moi
je vais finir par m’envoler avec elle
l’étranger au nuage de sa phrase peut-être
la reconnaîtras-tu m’entendant
parler mais c’est une phrase simple
qui ourle m’entraîne et c’est moi c’est toi
c’est étroit mais qui avance
à la bousculade un rien repris
conté conti-
nué partout
Laurent Mourey
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