Les manifestes, ou les textes qui ont pu jouer ce rôle, ne sont pas des modes d’emploi. Il sont l’accompagnement réflexif ou polémique de l’œuvre.
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 350.
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Dans le mouvement même…
Sonorité générale. – Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre statuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme et seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre.
Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (texte resté inédit à la mort de Charles Péguy) Œuvres en prose 1909-1914, édition de Marcel Péguy, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 145.
« Sonorité » a, non selon Péguy et ce qu’il en fait pour penser les œuvres d’art et de littérature, mais selon les époques, quelque chose de musical. Et le problème pour le poème est qu’une pensée du sonore et du musical tient souvent lieu de pensée du poème et du langage : musique et sonorité des mots, lesquelles créent une séparation du langage à l’intérieur de lui-même entre son et sens, sens et forme. Mais le poème, l’art, la littérature et ce qu’ils nous poussent à penser du langage (penser le langage étant penser dans, par, avec le langage et les œuvres) sont le refus, la critique de ces séparations. D’où l’enjeu de penser, avec Péguy, une « résonance générale », avec, par et dans les œuvres.
« Résonance » parce que nous sommes du langage et parce que vivre dans le langage refuse de séparer lire-écrire-penser-vivre, parce que nous sommes des écoutes actives autant que des activités d’écoute. La résonance est à penser comme une poétique plurielle de la voix et des voix dans chaque voix. D’où cette idée aussi qu’un poème est une voix pleine de voix, qu’un poème n’est pas seulement un « poème », mais une subjectivité en train de se faire de tous ses accents, ses échos qu’elle-même ne connaît pas, une subjectivité à l’écoute parce qu’active. Une subjectivité qui ne fait pas le poème, mais que le poème fait – en lisant, en écrivant. D’où cette autre idée que nous travaillons à une poétique de l’infini et de l’inconnu. C’est pour cela que nous travaillons dans une inséparation du poème et de la théorie : en écrivant, en lisant, un tourniquet, inséparablement et à l’infini. Partir du poème pour toujours en repartir en passant par la pensée du poème et le poème de la pensée.
Le spécifique et le collectif, le général et le singulier, le pluriel et l’altérité sont ce qui fait chaque identité. Et chaque identité est un mouvement. « Résonance générale » pour entendre le sujet comme un rythme, une relation, une pensée du mouvement. Un premier numéro avec la pensée du rythme de Meschonnic, et prenant pour point de départ son « Manifeste pour un parti du rythme », est une première manière de penser et de faire lire ce qui nous rassemble : répondre « Manifeste pour un parti du rythme », répondre transitivement un certain nombre de problèmes, une série de problèmes dont les raisons s’enchaînent et montrent la solidarité de leur valeur, de questions ouvertes sur le poème, le langage, la vie dans le langage. Et qui dit poème dit œuvre de langage, rythme, et pas seulement, et même parfois pas du tout, poésie (en vers ou prose). C’est aussi à une critique de la poésie, des académismes sous ce mot, des définitions convenues de cénacles qui ne supportent ni ne résistent aux poèmes eux-mêmes, que nous travaillons. Et ceci, sans le vouloir, en le vivant et écrivant simplement : dans les poèmes, par les poèmes. Les manifestes indirects d’une vie et d’une poésie directes.
Une « résonance générale », donc.
Raisonner en résonant, raisonner nos résonances, dans et par elles.
Nous « opérons »…
… nous manifestons une première résonance générale
Et le problème poétique majeur, aujourd’hui comme toujours, n’est pas la poésie, mais le poème.
Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, 2006, 151.
nous avons le temps et il y a urgence : le contemporain ne passe pas
non
Nous donnons de la voix là où nous résonnons
les concepts
ne sont pas faits pour comprendre
le monde les concepts
sont faits pour faire pousser le monde
entre les je de nous
je ne t’ordonne pas de te taire
je te fais parler
« Ah ! insensé
qui crois
que je ne suis pas toi »
nous ne sommes pas ce qu’on dit mais notre dire et nous assommons ceux qui veulent parler de nous – et un coup de plus sur ceux qui veulent parler de la poésie, du monde, du reste, de rien
nos solitudes sont notre infini je résonne tu résonnes nous devenons
dans nos résonances nos passages dans nos voix
nos différences pour faire nos identités vers rien
d’autre que la vie dans la vie le multiple parce que rien n’est pire que l’identitaire quand il est un
et plus il est grand plus il résonne de chaque je le monde de chaque nous
pour qu’il y ait toujours plus à comprendre
et qu’on soit notre trop
dans l’équation l’inconnu
qui continue la vie
nous manifestons sans mot d’ordre et nous attaquons les voyous des pouvoirs et des contre-pouvoirs
nous travaillons seuls avec tous au poème de chacun pour et par l’autre en minant l’autruisme sous toutes les coutures de chair
manifestement nos voix ce mêlent
de ce qui les écoutent
la vie dans la voix la voix
dans ses gestes par nos verbes où nous répondons
l’autre en nous qui
pousse la voix où nous allons nous
verbalisons non des procès mais nos relations
ce qu’on connaît ne suffit pas pour vivre
c’est ce qu’on ignore qui fait la vie
et je suis enchanté de faire votre connaissance
c’est ce qu’on n’est pas qu’on devient qu’on se fait
le je te tu me du langage
alors résonner c’est généraliser
la voix à nos pratiques de mots la phrase en tête la vie
au langage généraliser le corps au mot la vie
à la phrase et tout
à toi
nous revendiquons notre situation en situant les autres et la critique est notre relation
nous critiquons toutes les critiques et d’abord l’éclectique qui fait le consensus des contemporains qui croient compter jusque dans la révolte en jeu de société
nous détestons la philosophie, l’être, l’étant, le néant, l’habitation et toutes les autres majuscules
il faut pousser les majuscules parce qu’elles prennent trop de place
on pense dans les interstices au milieu que penser pratique
on pense en plein dedans
la voix au visage le visage
dans la voix la bouche
sans objet d’étude ni de relation mais une relation pour plus
de sujet
dans la vie plus
de vie dans nos voix
nous détestons par-dessus tout la « poéthique » parce qu’elle prétend faire l’éthique en se contentant de l’afficher pour qu’une soi-disant philosophie éthique sauve l’esthétique qui n’en peut plus du poème
nous désirons de nouveaux concepts avec des mots communs qui font entendre des poèmes de la pensée plein de gestes touchants
non que dire car il y en a trop mais comment dire comment penser comment faire résonner est penser comment commencer est toujours recommencer pour aller vers ce qu’on savait déjà qu’on ne savait pas qu’on savait alors penser le silence pas autour mais dans la voix on savait sa voix du présent
le décor réaliste de la pensée n’a rien à voir avec le réel
son sens est durer de se faire oublier comme décor
se retirer de la pensée
son assurance-vie est sa cohérence
sa cohérence est mortelle
nous aimons les résonances qui approchent
nous généralisons chaque cas toutes les fois ici partout
nous avons perdu nos noms pour en trouver toujours d’autres
toute la différence entre savoir et faire connaissance
entre faire reculer l’inconnu et le faire pousser
pas de chemins pour nous mener mais de nulle part
jamais revenus
dans des baffes
dans des bafouilles
de sens il faut dire je
contre le nom
contre le nommer contre les logos de la penser et logolâtries
de la langue pure-impure
les pensées du culturel mais le culturel
ment puisqu’il est - correct !
tout ordre se maintient par sa méconnaissance de l’inconnu
prise pour le maximum de savoir
nous vivons dans et par le poème ; le poème vient dans et par le langage ; le langage nous trouve en vie dans et par nos rapports
nous cherchons les rapports de nos rapports
nous cherchons nos inconnus
nous connaissons quand nous aimons nos connaissances sans savoir les maîtriser
nous reconnaissons nos méconnaissances et nous méconnaissons nos limites
nous limitons les délimitations de l’infini, de l’inconnu, de l’impossible
nous sommes impossibles et intempestifs pour nous-mêmes
l’utopie du rythme a sa cohérence
qui n’est pas réguler ce qu’on sait
mais qui se construit à partir de ce qu’on ne savait pas qui nous arrive
contre les propriétaires de la pensée et ceux des territoires
de la langue – « qui bien souvent êtes les mêmes ! »
contre le philosophiquement-politiquement-linguistiquement correct !
nous tempêtons une résonance générale
nous signons toujours je en congédiant le moi des gagne-petit de l’auto-fiction et le nous des autorités qui prennent la parole à tous ceux qui disent bonjour tous les jours de leur vie chaque fois à neuf
je n’ordonne pas de te taire
l’écoute met l’oreille en chantier une fois pour toujours
dans la résonance critique
nous voulons en finir avec la fin pour ici partout commencer
l’utopie nous met partout où nous ne savons pas jusqu’où elle va
c’est pourquoi commencer a lieu tout le temps
il disait faire sa liste de refus pour dire oui
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Manifester pour écouter les sujets sous toutes les voix
Non, décidément il n’y a pas de demi-mot avec les poèmes. Et si le poème permet de peser quelque chose c’est bien l’air et contre lui quand c’est l’air du temps. Peser au sens de penser et d’écrire son poème de la pensée. Peser jusqu’à l’irrespirable…, sans mesure ni métrique. C’est en ce sens aussi qu’un poème a du souffle.
Le souffle d’un poème ne se mesure pas au spiromètre
Le souffle d’un poème toujours sans mesure fait l’écoute
D’une respiration qui circule de bouche en bouche
Dans l’air il y a du politique, de l’histoire, parce qu’il y a du discours et du langage. Peser l’air est une activité anthropologique poétique, une activité de poétique, parce que c’est une écoute de tout ce qui se trame, s’engage, se plie ou se déplie. Ainsi tout poème est tendu. Mais, avec lui, on ne refera pas le coup du livre sémiotique : non, il n’y a pas de poème ni de poésie sans les poèmes, pas de poème de la société ou du monde, si ce n’est à chaque fois dans et par le poème spécifique d’un sujet spécifique. Une critique, un poème, un art critique, sans prescription. Ni autre cohérence que celle d’un sujet par ses actes en acte d’individuation. Sans quoi il n’y a pas de critique. Une poétique de ? Oui ! quand le poème en est lui-même une écoute infinie, en ce sens une étude, une relation, et une relation de relation.
Quel air a ta voix ? Quel air de quel temps ?
Chaque air, chaque temps sont des présents des infinis mercis
Dans les bouches pleines d’air, d’oreilles, de corps, de langage
Mais que serait un poème s’il ne manifestait pas du sujet ? Manifester ne fait pas du phénomène ni de l’être, ni de l’engagement volontaire surtout quand celui-ci est de bonne conscience. Engager, oui, mais engager le sujet dans le poème, engager le poème dans le sujet, et c’est un geste éthique, le geste de l’éthique. Manifester est en ce sens créer une situation, en dehors de celles de la mondanité, pour aller vers soi, penser l’art, penser le poème, penser la vie, penser l’homme, son pluriel, penser l’individu dans ses prises et ses déprises. La société a donc besoin d’une poétique pour savoir ce qu’elle fait de l’histoire, du politique et de la situation des individus. Une autre question, qu’entraîne celle de la place, de l’écoute de ses poètes : qu’est-ce qu’une société fait du sujet, des sujets qui la font, des différences aussi, internes et externes, qui la déterminent ? C’est la question de l’éthique. De ce qu’elle fait de l’éthique.
Chaque jour : devenir le poète de sa vie
Chaque vie : trouver le poème de son langage
Chaque langage : inventer la poésie de bouche en bouche
Alors certains veulent des noms où il est curieux de voir qu’un geste qui désigne des victimes et qu’un geste qui désigne des martyrs s’entendent sur une chose fondamentale : répéter une essence – ce qui est un pléonasme, liquider la spécificité pour imposer un pathos et affirmer une figure et son pouvoir – ou l’inverse. Le stéréotype pour cela est pratique, et l’esthétique stéréotypique cherche à s’imposer dans toutes les pratiques de la pensée et de l’art, pour justement n’avoir pas à penser, pour être pensé par l’esthétique. L’essence est stratégique : les commémorations redessinent les camps de concentration, la fascination laisse interdit. L’archéologie conservatoire tourne tout le présent vers le passé. Vers un point du passé qui nous ponctue d’avance. Tourne toute utopie vers la centralité atopique, anhistorique d’une réalité historique réduite à une série de signes choisis pour leur capacité à structurer par avance toute perception de situations nouvelles. La morbidité est constitutive des commémorations. La morbidité leur est constitutive. Et cette morbidité se protège derrière, contre une éthique de la pensée, la morale du « devoir de mémoire », et la bonne conscience du devoir accompli, quand on a répété les quelques signes-étalons de l’époque. Alors résonnons, avec Vargaftig, la mémoire, si elle est question de souvenir, en est la problématisation : jamais rien ne se répète. La mémoire est vivante, entre vivants, elle est un présent. Alors libérons aussi les morts…
Ta mémoire fait mon oubli quand tes oublis font ma mémoire
Leur devoir fait leur souci quand leur intention fait leur action
Et les morts font les monuments quand les noms font les effacements
Mais tes morts font mes vivants quand ta vie fait mon langage
Et mes morts font tes mots quand ma vie fait ton cri
Ils sont encore trop ceux qui veulent voir mourir nos morts
Mais ton poème les appelle pour toujours des retours de vie
Barthes a raison lorsqu’il dit que l’histoire se fait dans les récits. Si nous entendons que les récits font l’histoire de l’histoire, ou nous racontent des histoires qui font l’histoire de leur idéologie, en donnant un sens de l’histoire et en créant l’illusion que c’est ça l’histoire. Tout se transforme ; aussi y a-t-il à se méfier du révisionnisme du taire et du silence qui couvre l’histoire des vivants : celle des sujets-langage, des poèmes de la pensée. Du révisionnisme qui essentialise « le Juif », qui met des « le », des « ils » dans toutes les bouches et à propos de tous les individus. Qui met même du « nous » pour effacer les « je ». Ainsi Claude Lanzmann, parlant de son film Shoah : « je savais, dès le commencement de mon travail, que je voulais imposer notre propre vision de la catastrophe, celle des victimes et des survivants. » (Le Monde, 25 février 2005) Ce qui est un aveu troublant du statut que le cinéaste accorde aux discours pluriels et spécifiques qui font Shoah et que défait d’un coup la volonté (« je voulais imposer ») de les réduire à une « vision » et réduire les « victimes » et les « survivants » à un collectif objectivé. Il y a urgence à libérer les vivants et l’urgence n’impose pas d’aller vite, mais de travailler à son temps et à son rythme, ce qui n’est pas aller lentement non plus. Il y a urgence à penser leur historicité, c’est-à-dire le spécifique de leur histoire. Il y a urgence dans le même mouvement à penser l’art, le poème. Cette urgence, c’est celle que désigne Aharon Appelfeld dans L’héritage nu, quand il semble répondre à Lanzmann : « Le survivant lui-même fut le premier, dans son impuissance et le déni de son propre vécu, à créer l’étrange voix au pluriel du mémorialiste, qui n’exprime rien d’autre que de l’extérieur empilé sur de l’extérieur, de sorte que le dedans ne soit jamais révélé. » (p. 38).
Les gestes nous font signes de vie et
mouvements de mains serrées ou
visions d’une mémoire collective-individuelle.
Manifester fait des signes de la main,
vers la relation. Du sujet vers du sujet.
Baisers de voix, ouvertures de bouches et d’yeux.
Silences de voix, leurs ponctuations. Blancs
dans les mots, ceux du poème. Résonances
vers quoi vivre. Discours infinis de toi à moi.
Je t’écoute. Je te lis et j’embrasse ta mémoire,
tes silences dans ma voix. Je regarde ton corps ;
il se souvient avec moi et j’écoute ta vie dans
mon regard. Jamais je n’aurai entendu ainsi
ces deux titres d’Eluard ensemble : Capitale
de la douleur, l’amour, la poésie. Et d’autres encore.
D’où à penser : les poèmes, les œuvres transforment les rapports, la critique, le sens critique du langage. Nous n’en serons jamais sans voix car il ne suffit pas de demeurer interdit, ni au bout de la mémoire car nous avons le devoir de désinterdire le présent.
Ils ont détruit ton corps croyant faire disparaître ton poème
Ils ont abaissé ton corps croyant éliminé ton langage
Ils ont exécré ton corps croyant tuer ta vie
mais ils n'ont pas pu interdire ton présent si vivant
et maintenant c'est ton présent qui nous commence
Tu as lancé mon poème pour que je vois ton corps
Tu as montré mon langage pour que je connaisse ton corps
Tu as augmenté ma vie pour que ton corps me porte
Alors résonnons, avec Ben-Ami Koller, les lignes et les transparences, les torsions et les épaisseurs, les déchirures et les rougeurs refont le travail d’une écoute de chaque tu chaque fois recommencé infiniment avec l’art critique : le poème comme une écoute de tous les gestes dans la voix, de toutes les voix dans chaque geste.
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