samedi 29 novembre 2008

« Le temps d’aller vers l’ouvert »










Une lecture de Dehors, d’Iraël Eliraz (éd. José Corti, 2008, 124 pages, 16 euros)

Le dernier livre d’Israël Eliraz, Dehors, éclaire encore ce temps ouvert du poème ; il en est le marque page et en continue le récitatif. Le carnet est ouvert : le journal d’un poème en chantier. (Ralentir travaux, disaient déjà Breton et Eluard.) Et c’est une écriture qui nous continue d’un bout à l’autre des recueils – et l’on peut reprendre entre autres Août, à la limite des choses perdues publié l’an passé tant ce qui est perdu est toujours là de venir se perdre dans le poème. Oui, ça travaille, l’ « infini incessant qui tressaille » (je cite Michaux, de tête).

La lecture continue. Sans a priori l’écriture du poème suit mais surtout précède cet ouvert. C’est la valeur d’ « aller vers » en lui : ce temps est une invention et une écoute, comme celle d’un léger froissement de voix. Mais les métaphores sont trop commodes... Quand je commence un livre d’Israël Eliraz je suis à peu près confusément sûr que je vais écrire, avec, pendant, après. Avec Dehors, je n’ai pas eu d’autre surprise alors que cette lecture pensive, suspensive.

C’est juste un cri, mince, qui se faufile au présent :


un cri sans forme, sans nécessité


une forme sans nom,

sans cesse (p. 124)


Les amoureux de la sémiotique auront sans doute quelques difficultés : le continu du poème ne s’inventorie pas ; il n’y a pas de corpus ni de totalisation possible. Un poème lu fait relire tous les autres, c’est la valeur de cette « nécessité », négative et illusoire, faisant que le poème n’est l’instrument d’aucun autre, d’aucun signifié, ni hyper-sens préconstruit ; il se lit toujours en revanche comme une relation à tous les autres, ce qui met son identité en œuvre d’altérité et de cohérence : faire et refaire l’ensemble, infiniment.

On vit dans les poèmes, dans cette minceur qui traverse, nous traverse, nous fait traverser, rencontrer du quotidien, mais sans qu’il y ait volonté d’épingler tel ou tel quotidien. Tout tient à cet étonnant ordinaire. On n’arrête pas de parler. C’est cette ligne, cette fuite (je cite, un peu et de tête aussi, Deleuze) : « passe à autre chose » (p. 75), où le présent appelle, de tous ses échos :


retenir quelque chose,

mais quoi ?


How long ?


Tard le soir, près de la terre,

crayon à la main


quelque chose s’est passé


Est-ce le mépris des fous ou

le bruit de tous ceux

qui se lèvent


contre moi (Psaume 74) (p. 76)


Mais à chaque fois, on ne dit presque rien. Cet insignifiant en dit long justement, comme au premier poème. Je cite cette définition:


l’élément naturel du poème

est de s’effacer


jamais le poème n’est

a priori. C’est


l’immédiat immense (p. 114)


Voilà pour les critères, dont l’immensité de chaque œuvre est l’invention. L’ouvert est la rencontre. Il y a toujours à ne pas conclure ni fermer. « Aller vers » n’a pas de fin ; on n’en revient pas. Tautologie ? Le réel qu’Eliraz semble opposer au poème, surtout à la toute fin du livre, (« au-devant, dehors, la route spirale / t’attend, depuis si longtemps, où / au seuil de Berechit », poème 19, p. 127 ; puis : « ne me parle pas d’un morceau de ciel aperçu entre deux cheminées // au bout de la route une route / des herbes, une forme fertile / ‘pleine de vérité’ », p. 128) est le réel du poème, au milieu de quoi on se perd : « cris d’insectes à l’unisson // on (qui ?) m’a promis une / bouche débordée / de boue vitale // et une masse de psaumes » (Ibid.) Rien que ce « (qui ?) » est critique. Ce réel n’est pas seulement « promesse », mais ce que donne le poème d’Eliraz. Un « réel » : dès qu’il y a œuvre de poème, des guillemets résonnent.

L’ouvert est la rencontre, du côté de l’irréversible, ce présent continuel qui sable la mémoire et, tout le temps, souffle, doucement, dessus.


ce qui devait arriver n’est

pas arrivé


On ne sait plus comment

finir l’histoire


Il n’est jamais trop tard


« Dehors c’est silence de lièvre » (p. 88)



Quelle histoire, que le présent.



*



Poèmes en lisant Dehors d’Israël Eliraz


(ouvrir la bouche)


quel vent nous traverse où

traversons-nous quel vent est-ce

à dire que j’invente

là où je me découvre

quelques hésitations je parle

la bouche pleine toujours

aller d’une vie à l’autre un trait

de vie en rencontres la vie en formes

de rencontres il y a à en

découdre du vent du vent

encore



*



(l’heur lent)

(avec quelques entorses à un poème très (peu) in(connu))


faire entendre quelque chose à voir

c’est l’inouï


mais voir éparpille un peu

de son silence


ce n’est rien d’autre qu’un peu

d’oreille prête m’en encore


c’est beaucoup pas trop jamais

assez


vivre la vie lente la vie

violente


l’amour nous passe la main

dans la main je me déguiserai


en ce que tu vois je t’apprendrai

par cœur des tours de cache


cache l’autre côté de la ligne invente-moi l’oreille

une certaine torsion de toute la voix


« une pause entre visible

et inouï » (Eliraz) tu passes en moi


la vie n’a pas de forme par-

ce qu’elle est sans cesse


j’exclame tu exclames je parle

dehors quel vent nous pousse dedans


Laurent Mourey

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