Une lecture de Dehors, d’Iraël Eliraz (éd. José Corti, 2008, 124 pages, 16 euros)
Le dernier livre d’Israël Eliraz, Dehors, éclaire encore ce temps ouvert du poème ; il en est le marque page et en continue le récitatif. Le carnet est ouvert : le journal d’un poème en chantier. (Ralentir travaux, disaient déjà Breton et Eluard.) Et c’est une écriture qui nous continue d’un bout à l’autre des recueils – et l’on peut reprendre entre autres Août, à la limite des choses perdues publié l’an passé tant ce qui est perdu est toujours là de venir se perdre dans le poème. Oui, ça travaille, l’ « infini incessant qui tressaille » (je cite Michaux, de tête).
La lecture continue. Sans a priori l’écriture du poème suit mais surtout précède cet ouvert. C’est la valeur d’ « aller vers » en lui : ce temps est une invention et une écoute, comme celle d’un léger froissement de voix. Mais les métaphores sont trop commodes... Quand je commence un livre d’Israël Eliraz je suis à peu près confusément sûr que je vais écrire, avec, pendant, après. Avec Dehors, je n’ai pas eu d’autre surprise alors que cette lecture pensive, suspensive.
C’est juste un cri, mince, qui se faufile au présent :
un cri sans forme, sans nécessité
une forme sans nom,
sans cesse (p. 124)
Les amoureux de la sémiotique auront sans doute quelques difficultés : le continu du poème ne s’inventorie pas ; il n’y a pas de corpus ni de totalisation possible. Un poème lu fait relire tous les autres, c’est la valeur de cette « nécessité », négative et illusoire, faisant que le poème n’est l’instrument d’aucun autre, d’aucun signifié, ni hyper-sens préconstruit ; il se lit toujours en revanche comme une relation à tous les autres, ce qui met son identité en œuvre d’altérité et de cohérence : faire et refaire l’ensemble, infiniment.
On vit dans les poèmes, dans cette minceur qui traverse, nous traverse, nous fait traverser, rencontrer du quotidien, mais sans qu’il y ait volonté d’épingler tel ou tel quotidien. Tout tient à cet étonnant ordinaire. On n’arrête pas de parler. C’est cette ligne, cette fuite (je cite, un peu et de tête aussi, Deleuze) : « passe à autre chose » (p. 75), où le présent appelle, de tous ses échos :
retenir quelque chose,
mais quoi ?
How long ?
Tard le soir, près de la terre,
crayon à la main
quelque chose s’est passé
Est-ce le mépris des fous ou
le bruit de tous ceux
qui se lèvent
contre moi (Psaume 74) (p. 76)
Mais à chaque fois, on ne dit presque rien. Cet insignifiant en dit long justement, comme au premier poème. Je cite cette définition:
l’élément naturel du poème
est de s’effacer
jamais le poème n’est
a priori. C’est
l’immédiat immense (p. 114)
Voilà pour les critères, dont l’immensité de chaque œuvre est l’invention. L’ouvert est la rencontre. Il y a toujours à ne pas conclure ni fermer. « Aller vers » n’a pas de fin ; on n’en revient pas. Tautologie ? Le réel qu’Eliraz semble opposer au poème, surtout à la toute fin du livre, (« au-devant, dehors, la route spirale / t’attend, depuis si longtemps, où / au seuil de Berechit », poème 19, p. 127 ; puis : « ne me parle pas d’un morceau de ciel aperçu entre deux cheminées // au bout de la route une route / des herbes, une forme fertile / ‘pleine de vérité’ », p. 128) est le réel du poème, au milieu de quoi on se perd : « cris d’insectes à l’unisson // on (qui ?) m’a promis une / bouche débordée / de boue vitale // et une masse de psaumes » (Ibid.) Rien que ce « (qui ?) » est critique. Ce réel n’est pas seulement « promesse », mais ce que donne le poème d’Eliraz. Un « réel » : dès qu’il y a œuvre de poème, des guillemets résonnent.
L’ouvert est la rencontre, du côté de l’irréversible, ce présent continuel qui sable la mémoire et, tout le temps, souffle, doucement, dessus.
ce qui devait arriver n’est
pas arrivé
On ne sait plus comment
finir l’histoire
Il n’est jamais trop tard
« Dehors c’est silence de lièvre » (p. 88)
Quelle histoire, que le présent.
*
Poèmes en lisant Dehors d’Israël Eliraz
(ouvrir la bouche)
quel vent nous traverse où
traversons-nous quel vent est-ce
à dire que j’invente
là où je me découvre
quelques hésitations je parle
la bouche pleine toujours
aller d’une vie à l’autre un trait
de vie en rencontres la vie en formes
de rencontres il y a à en
découdre du vent du vent
encore
*
(l’heur lent)
(avec quelques entorses à un poème très (peu) in(connu))
faire entendre quelque chose à voir
c’est l’inouï
mais voir éparpille un peu
de son silence
ce n’est rien d’autre qu’un peu
d’oreille prête m’en encore
c’est beaucoup pas trop jamais
assez
vivre la vie lente la vie
violente
l’amour nous passe la main
dans la main je me déguiserai
en ce que tu vois je t’apprendrai
par cœur des tours de cache
cache l’autre côté de la ligne invente-moi l’oreille
une certaine torsion de toute la voix
« une pause entre visible
et inouï » (Eliraz) tu passes en moi
la vie n’a pas de forme par-
ce qu’elle est sans cesse
j’exclame tu exclames je parle
dehors quel vent nous pousse dedans
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