lundi 14 juillet 2008

Dans le début de ta main


Dans le début de ta main : un livre-poème

Le lyrisme est pourrissant. Ne parlons pas de son adversaire qui fait tout pour vivre en couple : l’objectivisme ou le littéralisme ou ce que vous voudrez… Fini, on en a fini. N’en parlons-plus, ces vieux couples nous font leur scène de ménage tous les printemps des poètes pour qu’on n’entende pas ceux qui font les poèmes de maintenant. N’en parlons plus et cherchons les épopées de maintenant : cela fait longtemps que l’école – de la maternelle à l’Université – nous font croire qu’il faut lire le grec ou rester primitif ou encore faire allégeance au prince pour parler l’épopée. Il n’en est rien ! Cherchons les épopées de maintenant, pas celles des héros et autres monuments en ruine du passé à commémorer. Cherchons les épopées de la voix qui nous vient dans et par le poème. Le poème quand il fait le plein de voix. Voilà une épopée de maintenant : non seulement, elle a autant de voix que d’entrées, six avec les douze portes battantes – ce livre est d’abord une composition qui associe toujours deux modalités de la voix, celle qui enchaîne quand l’autre construit sept moments ; mais il faudrait aussi penser à une composition architecturale tant la « maison » organise certaines résonances du livre contre toutes les demeures et autres assises heidegériennes auxquelles nous sommes si habitués. Tellement battantes, les douze portes, parce que l’air s’y fait libre comme la parole :
et nous aimons nous
parler
sans nous attacher
à ce qu’on dit la parole nous relie si
nous la dénouons
et nous vivons
à langue déliée (21-22)
Cette parole libre invente ses battements : ses lignes coupées qui passent au milieu des mots parfois ouvrent en leur cœur des silences pleins de langage comme autant de gestes qui lient-délient le corps-langage, le pays-langage, la maison-langage, l’épopée-voix, « pour remettre en route le monde » (23). C’est que cette parole libre cherche le « commun des mortels » : « nous partageons la même pierre / jusqu’à la poussière interminable » (50). L’épique de cette voix c’est l’inclusion du cosmique à hauteur de langage contre toutes les sacralisations, les aveuglements des mythes et autres sornettes de la Poésie : la voix épique de cette « somme de feu » met le cosmique à hauteur d’homme, de langage par la transe, la danse, où le ciel, le feu, la lumière, la pierre, le jour, la nuit… participent aux résonances d’un appel, d’une relation qui ne cesse de se chercher, de s’inventer, de se trouver jusque dans chaque ligne (« notre visage notre », 44), dans chaque passage d’une ligne à l’autre (« nous / respirons le blanc / d’entre les mots mais / il nous nourrit nous / tisse une voix pour que donner / le déchire et que / l’abandon ce soit nous / plus loin dans l’inconnu de chacun », 65), d’une battant de porte à l’autre, d’une porte à l’autre dans cette somme six fois ouverte, douze fois résonnante. 
Il faut tout de suite ajouter que l’épique est d’abord ici l’invention d’une transformation infinie de « la matière de / la nuit » en « la nuit lumineuse » (70). Est-ce le feu qui l’illumine ? Oui, si un tel feu est feu-langage, s’il met toute sa force dans la maison-langage qui se bâtit pleine d’hospitalité parce que « nos bouches emportent / nos bouches » (73) où toujours le nom est débordé par le don (ibid.). Cette force invente une espèce de « phrase continue » (96) où s’entend parfaitement « quand le silence revient » (105). Cette force épique trouve un corps qui ne cesse d’en inventer plus : « deux mains apprennent ensemble / toutes les autres mains » (123) : je n’ai pu lire ce passage demains sans penser à Paul Celan, à sa définition-valeur de la poésie, c’est-à-dire du poème comme « le nom sans nom », ainsi que titre Philippe (p. 125). C’est à ce point qu’il me semble qu’ont lieu les recommencements qu’un tel livre ouvre pour maintenant : à chaque moment du livre c’est un « nous / recommençons sans fin / le début de parler » (133) qui fait le défi jusqu’à des trouvailles qui valent toutes les linguistiques et autres sciences de l’homme en volumes inutiles : « un oui n’accepte pas deux fois le même amour » (133) ! Car il s’agit avec la voix de « trouer le nom », c’est la condition de l’épopée sous peine d’oublier le maintenant, de finir dans le lyrisme ou l’objectivisme. Philippe pousse ce travail du oui, par le non souvent, par le peut-être parfois mais aussi par le cri, par exemple dans ce long poème sur des photographies médicales et légales (139 et suivantes), cri qui permet de passer du mort au vivant sur la table « entre nous » : « il est / notre parole / nous sommes / son présent // pour toujours » (154). Et comme il s’agit de toujours de « recommencer les noms / propres les / revoir nus » (164), Philippe écoute avec son poème « une main vers / le rêve » (157) : alors j’aime que la voix fasse l’épopée minuscule de « l’abeille / hors de l’abeille » (158), épopée de la mémoire et de l’oubli : « alors nous sommes le miel / translucide du vide » (165) où s’entendent l’infini du poème, son travail infime et interminable, sa force intime et intangible. Simple comme bonjour et fort comme l’amour, le poème, ce poème :
où nous parlons le tu
s’ouvre je
brille dedans (166)
J’avais compté les six portes, les douze battants de ce livre et avais oublié de dire qu’il y avait surtout l’air, l’air libre, l’air qui emporte « toutes les saisons d’une maison » (172). Ligne clausule du livre qui fait résonner le multiple d’une voix qui a su inventer son espace, écrire sa « somme », au sommet d’un « triangle » – c’est là toute la réussite de ce livre, le défi qu’il fait à toutes les postures, à toutes les figures de la « Poésie », à ses prêtres et autres adorateurs qui n’entendraient pas une épopée de maintenant :
le triangle commence à partir
de l’amour
car
toi
et
moi
prennent tournure – nous
et nous continuons notre visage
notre visage nous continue
quand on a brûlé les figures et dans les figures
toutes les saisons d’une maison (172)
Disons que je n’ai rien dit du livre de Philippe et seulement rebondi sur ma lecture. Mais s’il fallait dire quelque chose d’utile, de rapidement utile à quiconque : il faut lire les pages 116-117 où se concentrent « les intérieures parentés » (Péguy) de tout ce livre. Ce poème qui ouvre « la moitié du jardin » s’achève ainsi :
le jardin
est dans le début de ta main quand
elle ouvre la maison
sur la saison qui commence le fruit (117)
Disons que je n’ai rien dit. Vous avez bien entendu : il y a livre et livre. Il y a un livre pur poème. Je le garde ouvert.
S. M.

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