samedi 24 décembre 2011
le numéro 4 est paru
http://www.latelierdugrandtetras.fr/resonance.php?type=1&PHPSESSID=8e11cf866bf8d0b92122611b450f7718
Sommaire :
Les rédacteurs de la revue >> Manifeste continué
Commencements
Jacques Ancet >> ode au recommencement (chant 2)
Manuel Alvarez Ortega >> genèses (extraits présentés et traduits par Jacques Ancet)
Philippe Païni >> commencements-concrétions (extraits)
Françoise Delorme >> du cerisier (extraits)
En terrains vagues
Serge Ritman >> à la commissure (vers Aaron Clarke)
Aaron Clarke >> bêtes (travaux sur papier)
Amandine Marembert >> et s’il ne parlait pas
Serge Ritman >> tu pars je vacille (extraits)
Jean-David Lemarié >> ceci est mon corps (extraits)
Yann Miralles >> des terrains vagues (extraits)
Laurent Mourey >> d’où l’échappée
Vrac
Sereine Berlottier, Attente, partition ; Antoine Emaz,
Poèmes pauvres ; Armand Dupuy, La tête pas vite.
samedi 29 octobre 2011
Amandine Marembert, Un petit garçon un peu silencieux
Je parlais d’un apprentissage double, c’est que le presque silence plein de langage de Jasmin invente aussi l’écoute qui en fait un langage plein de silence : « il m’apprend à déchiffrer les interlignes / à soupeser un regard » (29). C’est cette réciprocité de l’étonnement continu, qui fait de l’adulte une débutante, que dit le plus justement le dernier poème, une béance dans la boucle créée depuis l’exergue, en tout début de livre, de Vénus Khoury-Ghata : « Qui peut parler au nom du jasmin ? » Ce n’est pas parler à la place de, mais « au nom de », quand le nom de Jasmin fait entendre son mouvement, le langage et la vie ensemble, vers le « jardin » grand ouvert, dans la bouche et devant l’enfant :
sachant comment modeler l’air en syllabes non vitrées (44)
lundi 24 octobre 2011
Poèmes pauvres, Antoine Emaz
et l’air n’est pas plus frais dehors
« deuil seuil seul » (c’est le début du dernier poème) : le parcours porte vers moins que la solitude du survivant, mais vers celle, plus crue encore, du « on » qui se dépouille finalement de ses ultimes propriétés :
derrière soi
A lire aussi, la note de lecture, très belle et complète, de Ludovic Degroote dans Poézibao :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/11/po%C3%A8mes-pauvres-dantoine-emaz-par-ludovic-degroote.html
mercredi 13 juillet 2011
Lodève : Festival Voix de la Méditerranée 2011
des éditions de l'Atelier du Grand Tétras et
dimanche 22 mai 2011
Sereine Berlottier : Attente, partition
lundi 9 mai 2011
"Singularités ordinaires" par le GdRA

Le GdRA se présente ainsi : « A partir de matériaux pluriels et ouverts – textes, mouvements, films, musiques – le GdRA fouille une théâtralité ordinaire et vive, à l’affût de gestes et de paroles puisés dans l’examen de « la vie de tous les jours », produits par des histoires communautaires et biographiques. Il la combine à sa propre théâtralité, fragmentée dans la narration, éclatée dans le temps et l’espace, et confronte ainsi « les arts de faire » du quotidien avec des disciplines jugées parfois plus « légitimes ». Le GdRA et ses propositions se situent ainsi au cœur de grands partages présumés entre « le savant » et « le populaire », « la tradition » et « la modernité », « le lointain » et « le proche », « l’esthétique » et « le culturel », etc. »
Le GdRA c’est Sébastien Barrier (qui vient des arts de la rue), Julien Cassier (il est acrobate et danseur et vient du cirque) et Christophe Rulhes (auteur-ethnologue-saxophoniste...). Ensemble ils font valser les étiquettes. Les leurs d’abord. La rue prend le théâtre. Le cirque illimite ses chapiteaux et réinvente par sa corporalité un ordre sans règle, sinon celle du geste juste et de la présence dé-jouée, de la performance dé-performée. L’anthropologie se musique. Celles, surtout, d’étiquettes, que la taxinomie-taxidermie socio-cul accroche aux cadavres de l’art : « Folklore ? », « Classique ? », « Populaire ? », les trois premiers chapitres de Singularités ordinaires deviennent des notions critiques, soumises à l’épreuve de la réalité – laquelle en rigole franchement. Et les trois points d’interrogation indiquent explicitement que malgré tous les efforts des classificateurs patentés les coutures du linceul craquent de partout. Ca bouge au Musée. C’est bien vivant et ça ne se laisse pas facilement empailler par l’anthropologue-« anthropophage » (c’est au Deni’s bar de Saint-Henri, dans les quartiers-Nord de Marseille qu’on l’appelle ainsi).
« Fuck légitimité culturelle »
Oui, car s’il est des « singularités ordinaires », si justement le plus ordinaire est d’être singulier (c’est-à-dire un pluriel jamais totalisable, mais ouvert toujours à sa propre aventure), c’est contre toute détermination, contre (d’un contre qui est un pour critique) la communauté, contre l’identité quand elle recherche ses assignations du côté de la répétition de l’identique, contre la structure quand elle réduit ses objets à la taille des cases prévues pour eux. Contre l’époque (d’un contre qui seul la fait avancer). Contre les hiérarchies sourdes et aveugles, volontairement, aux individuations toujours en train.
Que signifie artiste « folkorique » ? quand Arthur Genibre, paysan, guérisseur du Tarn, est aussi musicien et l’est malgré tout : malgré l’interdit paternel, malgré celui de la communauté qui refuse qu’on puisse réunir en une seule personne musicien et agriculteur, malgré la modernité quand elle se confond avec la mécanisation et la spécialisation du travail paysan et primitivise, art-brutise les artistes pour en mettre l’activité au passé, malgré le bruit « du poste » au centre de l’attention des enfants et de l’épouse. Quelle « légitimité » a-t-il, l’enfant qui se cache et joue de la flûte « tourné vers la rivière » pour qu’on ne l’entende pas ? Que reste-t-il du « folklore » quand la pratique de l’art ne peut se faire que loin du village, le dos tourné au village ? On aimerait sans doute, notre sens de l’ « Identité » s’y complairait, qu’Arthur et son art musical soient l’émanation d’une communauté unie, dans une éternelle festivité de chromo, dans la douceur du pays natal et d’une vie simple. On aimerait que l’identité d’Arthur ait quelque chose de « national », qu’il suffise pour tout en savoir de s’extasier de la boue de ses sabots. Mais la flûte d’Arthur dissone dans ce concert de lieux communs. C’est l’avenir, la fidélité à soi qui seule légitime Arthur et fait chanter Sébastien, Julien et Christophe, en anglais et en occitan (la langue de la globalisation standardisante et celle dans laquelle l’artiste rêve le monde de sa singulière façon) : « Arthur est l’un d’entre nous », reprennent-ils sur une composition de celui-ci jouée sur clavier électronique Korg. L’électronique est un instrument de dissidence contre le folklorisme. L’occitan est une dissidence dans ce qu’on dit de la modernité. L’art d’Arthur Genibre est jeune, parce qu’aucune patrimonialisation ne peut en maîtriser l’actualité intempestive.
Que signifie « classique » ? quand Wilfride Piollet, danseuse étoile retraitée de l'opéra de Paris, raconte comment elle a dû imposer au milieu bourgeois dont elle est issue son goût pour l’art (il faut la voir rejouer le geste de dégoût pour les « rats » de l’opéra, la main rejetant le mot), comment elle a dû s’imposer aussi dans un milieu où ses origines bourgeoises lui étaient quotidiennement rappelées. Comment, surtout, elle s’est trouvée « marginalisée » dans l’institution pour avoir renoncé à la barre horizontale et lui avoir préféré une barre verticale flexible imaginaire au centre du plateau. C’est une belle ironie que cette « marginalisation » pour avoir justement refuser le travail à la marge de l’espace de travail et l’avoir recentré sur le corps même de la danseuse. Ici aussi, contre toute forme de communauté prédéterminée, l’artiste ne peut s’inventer que par ruptures avec la « légitimité culturelle » supposée et par l’invention d’une légitimité propre à sa pratique et à sa cohérence interne.
Les liens sont forts entre Arthur et Wilfride. Ce sont eux que montrent Sébastien et Julien quand ils « dansent » du Genibre. Ce sont eux que Christophe fait entendre quand il accompagne à la cabrette une vidéo de Wilfride dansant Gisèle en 1972.
Que signifie « populaire » ? quand Michèle Eclou-Natey réunit les mobiles de l’exclusion : fille d’un Togolais et d’une Kabyle, enfant délaissée, puis mère célibataire. C’est ici la notion même de peuple, sémantiquement unifiante, lénifiante souvent, spontanément pourtant associée aux formes même de l’exclusion. Et c’est ainsi, et dans ses paradoxes, qu’une communauté se reconstitue, dans un bar des quartiers-Nord de Marseille, « ancien bar d’ouvriers », aujourd’hui « bar de chômeurs ». Pourtant le public est le même. Il faut entendre Michèle raconter comment elle a découvert qu’elle « aussi » est « noire ». C’est le regard des autres qui porte sa couleur de peau. Il faut l’entendre faire la liste des surnoms que celle-ci lui vaut : « tout ce qui a un lien avec le noir ». Il faut l’entendre rire de « négresse », « corbeau », « bout de shit ». Il faut la voir se refermer quand elle entend le mot « mulâtresse » - ce déni qui la place dans un « entre-deux » sans visage. Alors l’identité, oui, date de demain – et c’est moins elle qui donne son sens à la personne que les personnes qui la réinventent dans leurs relations multiples, changeantes, vivantes. La communauté n’est qu’un à-venir dans la théâtralité même du quotidien, de « la vie de tous les jours ». Le Denis’s bar (prononcez « Deux nibards ») est un théâtre tantôt interlope, cruel, tendre, tragi-comique, toujours rejouant, remettant en jeu les scènes « primitives ? » qui en constitue les personnages en personnes, la réunion en communauté.
« Bourdieu est mort »
Mais Arthur, Wilfride, Michèle sont vivants.
Le chapitre 4 : « Commun ? », mêle dans l’élan volubile du poème les destins croisés, noués, dénoués, renoués, qui déboussolent les géographes de la sociologie : du Quercy aux « beaux quartiers » aux « quartiers-Nord » et partout.
Et puis il y a « Muriel ». Chapitre 5. La silencieuse du Denis’s bar. Celle qui fait partie des meubles et qui observe pourtant le décor. Celle qui fait en ce théâtre « le regard extérieur », mais cet « extérieur » est un toujours-déjà-en plein dedans. Ce regard brouille les dualismes entre sujet et objet. « Beaux parleurs » et « sans-voix ». Entre anthropologue et anthropologisé. Son silence en dit long : c’est son discours à elle, qui lui donne sa légitimité, car il n’y a pas de silence, il y a du langage jusque dans le silence. Il n’y a pas de « sans-voix ». Il y a des surdités stratégiques.
Et puis il y a un autre chapitre. Transversal. Fantôme. Il parle de « nous ». A la fois le « nous » qui faufile les aventures singulières des premiers chapitres et le « nous » de Sébastien, Julien et Christophe. « Nous » aussi la communauté éphémère des spectateurs.
Ce chapitre non dit c’est « Contemporain ? ». Car il y a ici, aussi, une pratique critique de ce que c’est que le théâtre. Théâtre anthropologique ? Anthropologie théâtralisée ? Moins sans doute que théâtre et anthropologie – « et » signifiant inséparabilité. On entend ici ce qu’ailleurs on oublie et fait taire : que tout théâtre est anthropologique, dès lors qu’il est attention extrême à la solidarité indéfectible, jusque dans les pour et les contre, entre individuation et communauté, plutôt qu’à leur opposition fantasmée. Que toute démarche anthropologique invente sa propre théâtralité, dès lors que la relation prime sur l’observation unilatérale et que l’art de faire prime sur le patrimonialisme. Dès lors que ce n’est pas l’être qui fait l’identité, mais le faire lui-même. « Identité » comme aventure, non comme essence. Définition par la vie, plutôt que prédéfinition de la vie par des normes et structures prégnantes.
« Contemporain », c’est ainsi qu’on dira le théâtre du GdRA. Alors on aura sans doute tout un ensemble d’images, rassurantes, parce qu’elles permettent, comme « folklorique », « classique », « populaire », de désamorcer ce qui point ici. Les étiquettes rassurent, parce qu’elles font l’économie de l’étonnement qui commence la pensée. Elles réduisent le désordre de ce qui apparaît, de l’encore inconnu au déjà connu, aussitôt reconnu (dans les deux sens d’identifié et de légitimé), qui fait l’académisme en art, et le conservatisme en politique. Mais il n’y a d’art que si le faire ne relève pas de l’ordre établi mais invente son ordre propre (et c’est une définition, démocratique et éthique, de l’art – contre celle des étiquettes). C’est ce qu’il y a finalement de plus ordinaire. Et tellement que les académismes déploient quotidiennement toutes leurs forces de l’ordre pour nous le faire oublier.
« Chacun a sa façon de courir à perdre haleine »
« Singularités ordinaires » est un théâtre de relations. De relations de relations. Dans un système de chaises musicales où les places ne sont jamais fixées. Des sujets font des sujets. J’en donnerai un exemple, mais c’est partout que cela se joue. Je pense à la première prise de parole dans le chapitre 1, où Sébastien Barrier glisse sa voix dans celle d’Arthur Genibre et réinvente ainsi sa singulière volubilité dans celle de l’autre, dans la langue de l’autre, le je dans le tu, lui qui se présente lui-même ainsi : « Atteint très tôt, et logiquement, d’un irrépressible besoin de dire et d’être écouté, il développe un art de la parole moins maîtrisé que spontané, quasi pathologique, qui conduira ses parents à le menacer de l’envoyer en séances chez quelques-uns de leurs amis orthophonistes s’il ne parvient à réduire le flot et la fréquence des logorrhées qu’il répand autour de lui et assène à ses proches. En effet, personne ne le comprend tant il parle vite. » Mais voici que la pathologie devient le moyen de se devenir. Comme Arthur réinvente les moyens de son art quand ses lèvres ne lui permettent plus de jouer et qu’il se plante la flûte dans le nez, avant d’en pointer le bec vers son plexus en déclarant en riant qu’un jour il se la mettra là, lui qui a composé plus de cent morceaux « de ses propres oreilles ».
Alors voici encore une définition de l’art : inventer ses moyens en réinventant son corps.
Et puis, avec Arthur, avec Wilfride, Michèle, Muriel, Sébastien, Julien, Christophe et les autres, et nous autres, devenir anthropologues de nos propres « singularités ordinaires ». Car oui, « chacun a sa façon de courir à perdre haleine ».
Philippe Païni
Pour en savoir plus : http://le-gdra.blogspot.com/
http://www.telerama.fr/scenes/work-in-progress-singularites-ordinaires,33769.php
dimanche 10 avril 2011
Avec Henri Meschonnic : un poème ou rien

Il y a deux ans, Henri Meschonnic nous laissait sa vie : le 8 avril 2009.
Voir :
Ni prédiction, ni divination : un poème ou rien !
(Henri Meschonnic avec les prophètes de la Bible)
Henri Meschonnic, L’Utopie du Juif, éditions Desclée de Brouwer, 2001, 428 p., 25,91 euros.
Ce nouveau livre de Henri Meschonnic reprendrait une proposition faite il y a déjà longtemps : il y a « un athéisme du rythme », disait-il en concluant La Rime et la vie (Verdier, 1989). Mais également, la développant, il fournirait à l’ensemble des propositions de l’œuvre, des reformulations qui montrent, une fois de plus, que la pensée de cette œuvre est, comme son écriture, en mouvement. Et qu’elle nous y met : en mouvement. Par exemple, sur une question qui a le don de revenir, la « question juive », soit pour exiger une définition identitaire et ainsi croire, faire croire, qu’on en aura fini avec son énoncé et sa réponse, alors même que c’est le meilleur moyen de la voir revenir toujours comme un impensé qui empêche d’écouter ce qu’elle porte autrement qu’en lui trouvant « vite une réponse » ; soit pour, au contraire, ne surtout pas en finir mais maintenir à vif ce qu’elle porte : une utopie. Mais alors ce n’est plus une question d’origine ou d’identité, bref une question passée, mais bien une question d’avenir : l’utopie du Juif demande qu’on relise ce titre à deux fois, non seulement parce qu’il s’agit de maintenir la question plutôt que d’exiger une réponse, et de la maintenir par le sujet, par le « signifiant errant » (voir Jona et le signifiant errant — Gallimard, 1981 — qui apparaît aujourd’hui comme la matrice de ce nouveau livre) : ni une archéologie, ni une mythologie mais bien une histoire subjective-collective, celle du « Juif » comme activité qui passe à travers bien des sujets, bien des situations, autant de recommencements.
Ce travail de Meschonnic est d’abord le débusquage de tout ce qui empêche de penser et de vivre autrement qu’au passé, autrement qu’à la commémoration-repentance, autrement qu’au recentrement-œcuménisme, autrement qu’à l’identité-différence, bref, autrement que ce qu’on nous propose. Ce qui, ici du moins, recèle une force de vie et donc de pensée : le Juif déborde le juif parce que les expériences de vie et de pensée que ce substantif indique déborde le religieux – et bien évidemment, mais il faudrait le rappeler sans cesse, le biologique, l’ethnique, le « national »... Et c’est à de multiples débordements qu’invite Meschonnic : du religieux par l’histoire-culture, du théologico-politique par le poétique, du sacré par le divin, de l’être par le faire, du signe par le poème, du sens par le rythme...
On pourrait considérer ce nouveau livre comme un excursus dans l’œuvre : par exemple, Meschonnic parlerait aux juifs dont il serait, pour s’énerver du sépharadisme dominant la scène intellectuelle juive française ! Et il y aurait de quoi ! Mais alors, les uns comme les autres, juifs et non-juifs, continueraient à séparer le poème et la vie, la « question juive » et l’individuation ici et ailleurs, bref, tout le contraire de ce qui travaille cet essai qui resitue l’ensemble de l’œuvre au cœur d’une préoccupation qui elle ne change pas si les accents se déplacent : « pour aggraver le cas » (p. 8), comme dit Meschonnic ! On dira alors que Meschonnic ne fait que se répéter : non ! car c’est dans et par ce travail qu’il renouvelle décisivement ce qui ne se formulait pas aussi fortement : qu’une poétique du divin est continue à toute poétique, que c’en est même la condition, et qu’en particulier déconfondre le divin du sacré est une condition première à toute poétique de la relation : celle qui écoute le « signifiant errant » sans le rapporter à un signifié archéologique, ethnique, martyrologique ou confessionnel. Que Henri Meschonnic nous conte, dans le récitatif de sa pensée, que celle-ci passe par « le goût du rythme » prenant son départ, sa force, dans la plus grande attention à tout ce qui fait le rythme dans la Bible, n’est pas pour rien dans cette histoire qui ouvre à l’infini du sens par les historicisations successives qui font le maximum de place au corps dans le langage, à l’affect dans la pensée, au divin dans l’humain. Avec ce travail qui reprend bon nombre de questions souvent laissées pour compte, toujours pour de « bonnes raisons » (théologiques ou scientifiques ou politiques ou …), Meschonnic ouvre la possibilité de reprendre la lecture des « livres saints » en pariant que « peut-être ils ne sont saints qu’à la mesure de la poésie qu’ils portent et qui les porte » (p. 280) : utopie d’un continu des énonciations, d’une relation qui ouvre toutes les identités à l’altérité, toutes les relations à la subjectivation par la plus grande attention au langage. Cela commence pour Meschonnic, et ce commencement est pour lui autant de recommencements dans l’activité de traduction qu’il ne cesse de poursuivre depuis longtemps, cela commence donc par les te’amin. On ne les voyait pas ou on n’y voyait que des accents mais étant le pluriel de ta’am qui signifie « goût », on aperçoit que la théorie du sens qui ferait fi de ces saveurs tomberait inévitablement dans les binarismes réducteurs que l’hébreu n’entend pas dans la Bible mais que les traductions n’ont cessé de reporter en effaçant ces reports mêmes. Hellénisation, latinisation, francisation, autant de déshébraïsation qui, jusque et y compris la Bible du Rabbinat de 1899, ont masqué, combattu, éradiqué l’activité du signifiant, du poème… du Juif dans les textes bibliques. L’enjeu du traduire est donc immense, c’est l’enjeu d’une écoute de ce qui n’a encore, en français pour le moins, jamais pu se faire entendre.
Mais c’est aussi ce que Meschonnic signale dans les marges de l’œuvre de Benjamin : cette utopie du Juif est certainement ce qui, pour nous aujourd’hui, approche « à portée de bouche, à tout moment, dans le langage, dans le sujet », des conditions qui « sont ce qui ne cesse de transformer le langage, le sujet, et de transformer l’anthropologie ».
L’utopie du Juif est un levier politique, éthique et poétique pour sortir de notre époque vers une terre promise – en tenant le double déplacement qu’impose cette « sortie », du géographique (terre, errance…) à l’historique (situation, transformation…), du métaphorique (transport) au poétique (rapport), du communicationnel au relationnel : non, en la fuyant, l’époque, mais, ainsi que Meschonnic le signale vers la fin de son ouvrage, en n’oubliant pas « l’Égypte en nous », en n’oubliant pas que « l’idolâtrie se fond dans le sens de la vie », sachant bien que « le sens de la vie, lui, se laisse porter par l’infini ». Il y a dans cet essai un souffle d’infini, avec aussi de l’humour quand on pense qu’il n’en faudrait pas : à « l’adepte du mythe antisémite […], un seul traitement, qu’à la fin il en meure, le bourrer, à coups d’histoire, du mauvais infini. Lui mettre de l’utopie en travers de la gorge » (p. 353). Car, en fin de compte, « être n’est que devenir » (p. 47). Pourquoi, il n’y a peut-être ni juifs, ni non-juifs, mais seulement l’utopie du Juif, c’est-à-dire « des rapports à », des relations qui pluralisent et ne binarisent pas, qui cherchent l’identité non dans l’être mais dans le faire : d’où il y a alors certainement une historicité et une spécificité juives comme pour toutes les autres histoires-cultures. Ce que n’avait pas vu Sartre, précise Meschonnic dans un chapitre décisif, quand le philosophe ne peut, même dans ses dernières tentatives avec Benny Lévy en 1980, ouvrir à l’historicité sa définition ancienne toute versée dans l’ombre des antisémites, la reportant alors au théologico-politique.
Après avoir lu ce livre, on saurait sûrement mieux où on en est… Meschonnic dit aussi ce qu’il fait qui se voit peut-être le moins autrement qu’à ne pas comprendre l’enjeu considérable de sa recherche personnelle dans le rapport langage-histoire : « j’ai à dire un intime extérieur » (p. 57). Ce sont de ces extimes qui nous aideraient à vivre le monde d’aujourd’hui. Pour cela, il faut plus de voix que de foi ! Et Meschonnic a plus de voix que de foi : d’aucuns lui en tiennent rigueur… et il en rit (p. 45), tout en continuant à traduire la Bible, à écrire des poèmes et à observer le conflit du langage, en son cœur le poème, la relation, avec le théologico-poétique, avec les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui, qui accompagnent le théologico-politique, les totalitarismes d’hier et d’aujourd’hui.
Ce livre est un livre incomparable qui nous donne une voix partout où on entend de la foi… A nous d’en répondre : il n’y a rien à (y) croire mais tout à (y) écouter.
Serge Martin
PS (en 2011): relire ce livre comme un air vif de la pensée au moment où l'identité nationale est convoquée, où la laïcité est détournée, où les pratiques musulmanes sont réifiées, tout cela dans des instrumentalismes qui tuent l'utopie de la démocratie, le poème de la relation.
jeudi 20 janvier 2011
Continuum n° 7 vient de paraître

