De l’horreur du monde lointain (les premiers poèmes sur les images d’exodes africains, de guerre, les mensonges du pouvoir) à celle de la perte intime, c’est ici comme une chronique, doublée d’un creusement têtu de la difficulté de la tenir quand tout ce qu’il y a à chroniquer force au mutisme. Les poèmes sont datés par séquences, le temps se dit par coupures, en tranchant, en retranchant toujours. La « pauvreté » alors est une force, celle de qui découpe et dans le même geste relie. C’est deux fois un automne et un hiver (2008, 2009), un cycle du dénuement, du dénudement : d’une « nuit sans sommeil » (première ligne du premier poème) où « les mêmes images tournent », de la « vie réduite à bidons bassines et ce qui reste de nourriture » ; d’un presque rien, mais qui est tout ce qu’on retiendra : « reste / tout le réel », « le peu pauvre laissé pour compte ». Le dénuement-dénudement est un lâcher prise : « on tourne le dos on ne fuit pas ». C’est un abandon à son évidence : « rien qui grelotte », les mots « reviennent sans // figure de rien à peine contours ». La « fêlure de l’air » ouvre aussi un « déchirement lent / des années ». Le cœur ? c’est un moteur diesel, « il bat / point mort », mais c’est trois fois l’impossibilité même de saisir la vie vivante qui se dit : le « point mort » comme arrêt fixé, comme ponctuation qui décèle dans le battement même un signe de morbidité, et la négation (point = pas) qui marque plus la difficulté et la fragilité du pas gagné (« dure nuit » disait Rimbaud) que l’assurance d’un soulagement.
C’est mot à mot que ça bat, que ça se bat, s’obstine : les mots se gagnent les uns sur les autres : « veiller vieillir », puis « deuil seuil seul ». Les mots suivants expliquent, mais pour encore plus dépouiller le sens, jusqu’à l’os, les précédents et poussent encore un peu plus loin dans ce qu’ils disent, vers l’épuisement du dit dans la concision du dire. Leur quasi-synonymie et les paronomases nous mettent dans les mots au pied du silence, mais ça parle encore et même précaire c’est « ce peu de vie qui tremble » que le poème porte malgré tout. Le sens alors est dans le moindre vers lequel le poème travaille, comme à la gouge à dégrossir, et qui devient pourtant tout l’espace pour une parole, un signe de vie jeté vers nous. Tenir le fil ténu du fragile, du « peu », est un dessaisissement et si évident qu’il est tout ce que parler fait de qui parle. Ecrire non pour s’augmenter, mais s’appauvrir : le langage d’Antoine Emaz se dit dans le plus simple appareil. On avance avec lui vers une issue qui n’apportera pas même l’illusion confortable d’un accomplissement, ni le soulagement d’en avoir fini, mais c’est sans transcendance, sans allègement, sans nulle allégeance l’affirmation courageuse de la pesanteur qui seule demeure paradoxalement quand on s’est dépris de tout (c’est la clausule) :
on va seulement d’un pas plus lourd
vers la sortie
et l’air n’est pas plus frais dehors
et l’air n’est pas plus frais dehors
Antoine Emaz demandait : De l’air (Le Dé bleu, 2006). L’urgence de l’appel et sa concision témoignent de la prégnance continue de l’irrespirable. Mais qu’il y ait une parole encore pour un instant percer l’apnée, même s’il y a toujours le silence au bout et la seule certitude de la fin qui vient (« on dit / fin // on n’a plus rien à faire / ici »), c’est au présent une détermination telle et une conscience si aigue, aiguisée à en être blessante, qu’elles sont ensemble une force que nul aveuglement volontaire ne pourrait abattre.
« deuil seuil seul » (c’est le début du dernier poème) : le parcours porte vers moins que la solitude du survivant, mais vers celle, plus crue encore, du « on » qui se dépouille finalement de ses ultimes propriétés :
« deuil seuil seul » (c’est le début du dernier poème) : le parcours porte vers moins que la solitude du survivant, mais vers celle, plus crue encore, du « on » qui se dépouille finalement de ses ultimes propriétés :
on laisse lâche
derrière soi
derrière soi
une peau morte
des mots
une tête d’oiseau maigre
On doit à ces Poèmes pauvres le rude affrontement à ce qu’ailleurs nous dérobent les bavardages et affèteries du lyrisme, quand il se contente de dramatiser et esthétiser, c’est-à-dire cacher, ce qu’il dit vouloir montrer. Ici, toute notre précarité se présente dans la lumière froide de « l’espace / devenu trop vaste / sans meubles ni personne » qu’écrire réduit encore, pour cerner au plus près la vie qui « tient à peu, pas à rien ». « Ecrire dans cet espace, dit Antoine Emaz en quatrième de couverture, ce n’est pas rêver, simplement écrire plat, encore, malgré. » Entre le « peu » et le « rien », écrire « encore » témoigne ici d’une consciencieuse et pudique mise-à-nue sans solipsisme, mais toute tournée vers la pauvreté la plus commune, la plus nôtre.
Philippe Païni
Antoine EMAZ, Poèmes pauvres
avec six gravures de Jean-Marc Scanreigh
éditions AEncrages & Co, 17 euros.
A lire aussi, la note de lecture, très belle et complète, de Ludovic Degroote dans Poézibao :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/11/po%C3%A8mes-pauvres-dantoine-emaz-par-ludovic-degroote.html
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