Il y a deux ans, Henri Meschonnic nous laissait sa vie : le 8 avril 2009.
Voir :
Ni prédiction, ni divination : un poème ou rien !
(Henri Meschonnic avec les prophètes de la Bible)
Henri Meschonnic, L’Utopie du Juif, éditions Desclée de Brouwer, 2001, 428 p., 25,91 euros.
Ce nouveau livre de Henri Meschonnic reprendrait une proposition faite il y a déjà longtemps : il y a « un athéisme du rythme », disait-il en concluant La Rime et la vie (Verdier, 1989). Mais également, la développant, il fournirait à l’ensemble des propositions de l’œuvre, des reformulations qui montrent, une fois de plus, que la pensée de cette œuvre est, comme son écriture, en mouvement. Et qu’elle nous y met : en mouvement. Par exemple, sur une question qui a le don de revenir, la « question juive », soit pour exiger une définition identitaire et ainsi croire, faire croire, qu’on en aura fini avec son énoncé et sa réponse, alors même que c’est le meilleur moyen de la voir revenir toujours comme un impensé qui empêche d’écouter ce qu’elle porte autrement qu’en lui trouvant « vite une réponse » ; soit pour, au contraire, ne surtout pas en finir mais maintenir à vif ce qu’elle porte : une utopie. Mais alors ce n’est plus une question d’origine ou d’identité, bref une question passée, mais bien une question d’avenir : l’utopie du Juif demande qu’on relise ce titre à deux fois, non seulement parce qu’il s’agit de maintenir la question plutôt que d’exiger une réponse, et de la maintenir par le sujet, par le « signifiant errant » (voir Jona et le signifiant errant — Gallimard, 1981 — qui apparaît aujourd’hui comme la matrice de ce nouveau livre) : ni une archéologie, ni une mythologie mais bien une histoire subjective-collective, celle du « Juif » comme activité qui passe à travers bien des sujets, bien des situations, autant de recommencements.
Ce travail de Meschonnic est d’abord le débusquage de tout ce qui empêche de penser et de vivre autrement qu’au passé, autrement qu’à la commémoration-repentance, autrement qu’au recentrement-œcuménisme, autrement qu’à l’identité-différence, bref, autrement que ce qu’on nous propose. Ce qui, ici du moins, recèle une force de vie et donc de pensée : le Juif déborde le juif parce que les expériences de vie et de pensée que ce substantif indique déborde le religieux – et bien évidemment, mais il faudrait le rappeler sans cesse, le biologique, l’ethnique, le « national »... Et c’est à de multiples débordements qu’invite Meschonnic : du religieux par l’histoire-culture, du théologico-politique par le poétique, du sacré par le divin, de l’être par le faire, du signe par le poème, du sens par le rythme...
On pourrait considérer ce nouveau livre comme un excursus dans l’œuvre : par exemple, Meschonnic parlerait aux juifs dont il serait, pour s’énerver du sépharadisme dominant la scène intellectuelle juive française ! Et il y aurait de quoi ! Mais alors, les uns comme les autres, juifs et non-juifs, continueraient à séparer le poème et la vie, la « question juive » et l’individuation ici et ailleurs, bref, tout le contraire de ce qui travaille cet essai qui resitue l’ensemble de l’œuvre au cœur d’une préoccupation qui elle ne change pas si les accents se déplacent : « pour aggraver le cas » (p. 8), comme dit Meschonnic ! On dira alors que Meschonnic ne fait que se répéter : non ! car c’est dans et par ce travail qu’il renouvelle décisivement ce qui ne se formulait pas aussi fortement : qu’une poétique du divin est continue à toute poétique, que c’en est même la condition, et qu’en particulier déconfondre le divin du sacré est une condition première à toute poétique de la relation : celle qui écoute le « signifiant errant » sans le rapporter à un signifié archéologique, ethnique, martyrologique ou confessionnel. Que Henri Meschonnic nous conte, dans le récitatif de sa pensée, que celle-ci passe par « le goût du rythme » prenant son départ, sa force, dans la plus grande attention à tout ce qui fait le rythme dans la Bible, n’est pas pour rien dans cette histoire qui ouvre à l’infini du sens par les historicisations successives qui font le maximum de place au corps dans le langage, à l’affect dans la pensée, au divin dans l’humain. Avec ce travail qui reprend bon nombre de questions souvent laissées pour compte, toujours pour de « bonnes raisons » (théologiques ou scientifiques ou politiques ou …), Meschonnic ouvre la possibilité de reprendre la lecture des « livres saints » en pariant que « peut-être ils ne sont saints qu’à la mesure de la poésie qu’ils portent et qui les porte » (p. 280) : utopie d’un continu des énonciations, d’une relation qui ouvre toutes les identités à l’altérité, toutes les relations à la subjectivation par la plus grande attention au langage. Cela commence pour Meschonnic, et ce commencement est pour lui autant de recommencements dans l’activité de traduction qu’il ne cesse de poursuivre depuis longtemps, cela commence donc par les te’amin. On ne les voyait pas ou on n’y voyait que des accents mais étant le pluriel de ta’am qui signifie « goût », on aperçoit que la théorie du sens qui ferait fi de ces saveurs tomberait inévitablement dans les binarismes réducteurs que l’hébreu n’entend pas dans la Bible mais que les traductions n’ont cessé de reporter en effaçant ces reports mêmes. Hellénisation, latinisation, francisation, autant de déshébraïsation qui, jusque et y compris la Bible du Rabbinat de 1899, ont masqué, combattu, éradiqué l’activité du signifiant, du poème… du Juif dans les textes bibliques. L’enjeu du traduire est donc immense, c’est l’enjeu d’une écoute de ce qui n’a encore, en français pour le moins, jamais pu se faire entendre.
Mais c’est aussi ce que Meschonnic signale dans les marges de l’œuvre de Benjamin : cette utopie du Juif est certainement ce qui, pour nous aujourd’hui, approche « à portée de bouche, à tout moment, dans le langage, dans le sujet », des conditions qui « sont ce qui ne cesse de transformer le langage, le sujet, et de transformer l’anthropologie ».
L’utopie du Juif est un levier politique, éthique et poétique pour sortir de notre époque vers une terre promise – en tenant le double déplacement qu’impose cette « sortie », du géographique (terre, errance…) à l’historique (situation, transformation…), du métaphorique (transport) au poétique (rapport), du communicationnel au relationnel : non, en la fuyant, l’époque, mais, ainsi que Meschonnic le signale vers la fin de son ouvrage, en n’oubliant pas « l’Égypte en nous », en n’oubliant pas que « l’idolâtrie se fond dans le sens de la vie », sachant bien que « le sens de la vie, lui, se laisse porter par l’infini ». Il y a dans cet essai un souffle d’infini, avec aussi de l’humour quand on pense qu’il n’en faudrait pas : à « l’adepte du mythe antisémite […], un seul traitement, qu’à la fin il en meure, le bourrer, à coups d’histoire, du mauvais infini. Lui mettre de l’utopie en travers de la gorge » (p. 353). Car, en fin de compte, « être n’est que devenir » (p. 47). Pourquoi, il n’y a peut-être ni juifs, ni non-juifs, mais seulement l’utopie du Juif, c’est-à-dire « des rapports à », des relations qui pluralisent et ne binarisent pas, qui cherchent l’identité non dans l’être mais dans le faire : d’où il y a alors certainement une historicité et une spécificité juives comme pour toutes les autres histoires-cultures. Ce que n’avait pas vu Sartre, précise Meschonnic dans un chapitre décisif, quand le philosophe ne peut, même dans ses dernières tentatives avec Benny Lévy en 1980, ouvrir à l’historicité sa définition ancienne toute versée dans l’ombre des antisémites, la reportant alors au théologico-politique.
Après avoir lu ce livre, on saurait sûrement mieux où on en est… Meschonnic dit aussi ce qu’il fait qui se voit peut-être le moins autrement qu’à ne pas comprendre l’enjeu considérable de sa recherche personnelle dans le rapport langage-histoire : « j’ai à dire un intime extérieur » (p. 57). Ce sont de ces extimes qui nous aideraient à vivre le monde d’aujourd’hui. Pour cela, il faut plus de voix que de foi ! Et Meschonnic a plus de voix que de foi : d’aucuns lui en tiennent rigueur… et il en rit (p. 45), tout en continuant à traduire la Bible, à écrire des poèmes et à observer le conflit du langage, en son cœur le poème, la relation, avec le théologico-poétique, avec les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui, qui accompagnent le théologico-politique, les totalitarismes d’hier et d’aujourd’hui.
Ce livre est un livre incomparable qui nous donne une voix partout où on entend de la foi… A nous d’en répondre : il n’y a rien à (y) croire mais tout à (y) écouter.
Serge Martin
PS (en 2011): relire ce livre comme un air vif de la pensée au moment où l'identité nationale est convoquée, où la laïcité est détournée, où les pratiques musulmanes sont réifiées, tout cela dans des instrumentalismes qui tuent l'utopie de la démocratie, le poème de la relation.
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