mardi 1 septembre 2009

Un texte inédit d'Henri Meschonnic

Parfois, on espère longtemps une publication. Parfois, elle ne vient pas et on désespère. D'autant qu'on avait fait beaucoup pour faire s'engager des points de vue nouveaux.
C'est le cas d'un colloque tenu les 19-20-21 novembre 2003 à l’Université de Cergy-Pontoise qui n'a jamais pu voir publier ses actes. Le titre promettait: "Poésie et jubilation". A cette occasion, Henri Meschonnic avait préparé une très belle communication: "Dada, on ne joue plus" et voilà qu'elle est restée là dans les projets de publication...
Pour lui rendre hommage en sachant que sa pensée et ses poèmes sont toujours actifs dans tout ce que nous faisons, dans le prochain, très prochain numéro de Résonance générale par exemple, voici ce texte qu'il nous avait donné à Cergy aussitôt après avoir prononcé sa communication. Pour relire Dada, avec Meschonnic. Et pour rire parce qu'avec eux, c'est penser, c'est vivre langage.
NB. Sont intégrées les quelques notes de bas de page - on excusera également quelques problèmes de mise en page. Toute reproduction interdite, le copyright restant la propriété de Régine Blaig que l'équipe de la revue remercie et assure de son soutien amical.




Henri Meschonnic

DADA, ON NE JOUE PLUS

Les jeux sont faits. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société. On casse tout. Parce qu’on ne tolère plus l’intolérable. En même temps, c’est le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger. Relire dada, c’est rejouer la jubilation, la relancer. Avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille, ça nettoie le contemporain. Comptant pour un. Comptant pour rien. Oui, retrouver le rire, retrouver la poésie, c’est le même jeu, qui annule la différence entre le grand jeu et le petit jeu. On ne rit pas assez parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
*
Avec un poème, avec les poèmes, tout tient dans la question : comment un poème met en crise la poésie. Et la réponse est très simple : en étant un poème. C'est-à-dire quelque chose qui n’est pas arrivé encore à la poésie. C’est cela la question. La seule question. Qui met tout en question, du rapport entre le langage et la vie.
Parce que, comme j’ai eu l’incongruité de l’exposer dans Célébration de la poésie (Verdier, 2001), le premier ennemi du poème à faire (et du poème à lire), c’est la poésie. Le second étant la philosophie.
Puisque, pour être un poème, un poème doit franchir cinq cercles de l’enfer :
- premier cercle, la confusion entre le vers et la poésie, dans la double confusion qui oppose le vers à la prose et par là aussi, la poésie (identifiée au vers) à la prose ;
- deuxième cercle, la définition formelle de la poésie, conséquence du premier, et par là, quand on croit parler du poème, on parle du signe, la forme et le sens – merci, mon signe ;
- troisième cercle, l’essentialisation, par étymologisation, du mot poésie, qui se dédouble en mystique de la création ou en calculisme de la fabrication ;
- quatrième cercle, qui se dédouble aussi, la confusion avec l’émotion, esthétique ou sentimentale, ou la confusion avec le catalogue du monde et des éléments, dans les deux cas ce que Mallarmé appelle nommer. Confusion avec les sentiments : on dit que le Cantique des cantiques est poétique, parce que ça parle de l’amour. Confusion avec les choses, voyez Bachelard qui en est l’huissier, et Mallarmé disait de la lune : « elle est poétique, la garce » ;
- cinquième cercle, le stock de la poésie, (j’appelle ainsi tous les poèmes qui existent, dans toutes les langues, et de toutes les époques), c'est-à-dire la confusion entre le poème et la poésie, la confusion entre la poésie et l’amour de la poésie, et l’amour de la poésie est la mort du poème ;
tout cela pour arriver à la poésie comme activité des poèmes, qui consiste justement à mettre en crise tout ce qui précède, et surtout à ne pas se couler dans l’amour de la poésie. C’est cette simple constatation que quelques contemporains n’ont pas aimée.
Mais alors saute aux yeux une évidence : c’est que la poésie comme activité d’un poème a toujours été l’activité des poèmes. Puisque sans cela ce n’était pas des poèmes, mais l’amour de la poésie.
D’où une crise de la notion de poésie moderne : pure tautologie. Si on veut l’opposer à la poésie du passé. En la définissant comme crise de la poésie. Par rapport à ce qu’on appellerait la poésie traditionnelle. La poésie a toujours été moderne.
A condition de ne pas, de ne plus confondre le moderne et le contemporain. Et j’entends, comme je l’ai exposé dans Modernité modernité (Verdier, 1988 ; folio-essais, 1994), par « moderne » ce qui reste moderne, c'est-à-dire indéfiniment actif, présent au présent. Quant au « contemporain », c’est ce qui partage la même époque. Disons la nôtre.
Ce qui enclenche une crise de la notion de modernité, autant qu’une crise des notions de la poésie, et du poème.
Et toute poésie est alors, et a toujours été, une poésie de la crise de la poésie, de la crise de ses identifications à ce que j’ai appelé des cercles de l’enfer. Je veux dire les faux semblants accumulés par le culturel.
Ce qui fait de la poésie une crise du signe, une crise des notions de forme et de sens et par là une crise de l’hétérogénéité des catégories de la raison, et du régionalisme des disciplines ; mais tout autant une crise de la notion de prose. Comme quand elle est identifiée au récit, ou à l’absence de rythme.
Mais si toute poésie a toujours été une crise de la poésie, aussitôt c’est une crise de la notion de crise. Elle est endémique, la crise. Elle est constitutive de l’historicité radicale du poème, et de la vie.
Alors la poésie est constitutive d’une historicité radicale de la vie, d’une vie humaine, au sens de Spinoza. Je cite : « une vie humaine j’entends, qui n’est pas définie par la seule circulation du sang, et d’autres choses, qui sont communes à tous les animaux, mais surtout par la raison, la vraie vertu et vie de l’esprit – vitam humanam intelligo, quae non sola sanguinis circulatione, & aliis, quae omnibus animalibus sunt communia, sed quae maximè ratione, verâ Mentis virtute & vitâ definitur » (Traité politique V, V).
En conséquence, l’historicité radicale de la poésie, comme historicité radicale de la vie, met en crise toute théologisation de la vie, c'est-à-dire qu’elle affronte et met en crise le théologico-politique. Qu’elle fait apparaître et dénonce comme l’ennemi majeur de la vie – et de la poésie.
Ainsi que toutes les sacralisations-essentialisations du langage et de la poésie.
La poésie comme historicité radicale et invention de pensée, donc invention de vie, opère alors une crise de la notion de modernité, c'est-à-dire de ses confusions avec l’avant-garde, avec le nouveau, et avec le contemporain. D’où les distinctions à faire entre modernité philosophique, modernité en art, modernité technologique, modernité urbaine et industrielle, modernité-Baudelaire, à partir de laquelle on peut reconnaître la modernité comme éthique de l’art et par l’art, comme fonctionnement des œuvres en tant qu’inventions de pensée.
Ce qui lie inséparablement les deux notions, de la modernité comme activité continuée des œuvres et présence au présent, et du poème comme invention de pensée, telle qu’est poème une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et une transformation d’une forme de langage par une forme de vie.
Ce qui à la fois étend la notion de poème à la pensée, à la notion de poème de la pensée, et traverse toutes les notions traditionnelles de genre, et les différences entre ce qu’on appelle littérature et ce qu’on appelle philosophie. Ce qui pose aussi l’invention de pensée contre tout ce qui n’est pas invention de pensée, qui du coup peut être reconnu comme participant au maintien de l’ordre dans la société : le politiquement correct, le sémiotiquement correct, le linguistiquement correct, le poétiquement correct, le religieusement correct.
C’est ce qui a encore un autre effet sur la poésie, sur l’opposition classique, et académique, entre le lyrisme et l’épopée. Parce que si le poème est cette double transformation que j’ai énoncée, tout poème est une aventure qui arrive à une voix. En quoi paradoxalement tout ce qu’on appelle lyrisme ressortit beaucoup plus fortement à l’épopée. Tout poème est épique, ou n’est pas un poème.
C'est-à-dire que cette mise en crise de la définition traditionnelle permet de penser le poème comme ce qui invente une vie humaine – au sens de Spinoza – et permet de désemmêler la poésie de ce vieux rapport culturel à la musique et au chant, ce vieux brouillage de l’indicible qui croyait opposer le langage à la vie au lieu qu’il opposait seulement une représentation du langage à une représentation de la vie.
Où le chant et la musique continuent de couvrir, académiquement, à la fois l’exaltation des sentiments et l’exaltation de l’indicible, selon un rapport assourdissant à l’art lyrique. Dont la confusion entre la poésie et la chanson est la petite monnaie.
Mais le poème, comme épopée de la voix, est l’anéantissement même de l’indicible. Dans la mesure où, comme Paul Klee a dit : « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » (« Credo du créateur », en1920 ; dans Paul Klee, Théorie de l’art moderne, éd. Gonthier, 1964, p. 34), le poème ne reproduit pas le dicible, il rend dicible, il invente infiniment le dicible. Et son écoute. Et la reconnaissance de son écoute.
C’est ainsi que j’entends les deux mots de Mallarmé : « le poème, énonciateur » (Edition de la Pléiade, p.365. A la fin de Crise de vers. ). Et, comme il transforme, il fait plus que dire, il fait. Il fait du sujet. Il vous fait du sujet. En quoi le poème est un acte éthique. Ou n’est pas un poème.
D’où une crise de la question-du-sujet. Et de cet éclatement, qui est aussi un éclat de rire du comique de la pensée, sort le sujet du poème.
De là s’étend la crise, à toute la pensée du langage, qui ne connaît du corps, pour le poème, que le corps des professeurs de linguistique, ou de littérature, ou de philosophie.
Frottez le poème, il en sort le corps-langage, l’éthique en acte de langage, le corps politique par la poétique en acte du poème. D’où une crise des catégories traditionnelles, c'est-à-dire régionales, de l’éthique et du politique.
Par le poème, c’est une crise de la représentation de la société, puisque c’est une crise des cloisonnements de la raison. Et c’est aussi une crise, par le travail sur la notion de modernité, de la représentation du temps culturel.
L’académisme se privilégie en confondant à son profit la modernité et le contemporain. Cette identification est le signe qui permet de reconnaître les Assis, ceux qui sont assis sur la poésie et assis sur le contemporain.
Ce que le poème comme crise de la poésie, et la crise de rire qui s’ensuit, permet de reconnaître, c’est qu’il prolonge l’intuition de Saint Augustin, sur la pluralité du présent.
Saint Augustin écrivait, dans ses Confessions (livre XI, § XVIII), je traduis : « En effet s’ils sont, le futur et le passé, je veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais pourtant que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni futurs ni passés, mais présents. Car si le futur y est, il n’y est pas encore, si le passé y est, il n’y est plus. Donc où qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont que présents. Quand le passé est raconté comme du vrai, de la mémoire ce qui sort ce ne sont pas les choses mêmes, qui sont passées, mais des mots conçus à partir de leurs images, qui dans l’âme ont laissé en passant à travers nos sens comme des vestiges. Oui mon enfance, qui n’est plus, est dans un temps passé, qui n’est plus ; mais son image, quand je la rappelle et la raconte, c’est dans le temps présent que je la vois, parce qu’elle est jusqu’ici dans ma mémoire ».
Ainsi, Saint Augustin, on peut le dire en développant sa pensée, contre la séquence temporelle linéaire passé, présent, futur, propose de voir qu’il y a trois présents : un présent du passé, un présent du présent, un présent du futur.
A partir de là, il est logique de prolonger son sentiment du temps : reconnaître qu’il y a un passé du passé, un passé du présent, un passé du futur et tout autant un futur du passé, un futur du présent, un futur du futur. Trois passés, trois futurs.
On constate aussitôt qu’on respire mieux. Car le contemporain, je ne peux que le dire et redire, est un mauvais moment à passer. Et surtout, qu’on ne croie pas que ce sont là des jeux de langage. L’histoire même de la poésie, de la littérature, et de l’art, est là pour nous offrir des exemples de cette crise des notions du temps.
C’est, par exemple, ce qu’illustre le sort de Maurice Scève, disparu sous la Pléiade, oublié totalement aux XVIIe et XVIIIe siècle, exposé comme un monstre de foire par Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie française au XVIe siècle en 1828, et qui recommence vraiment en 1920. Quand on le réédite. C’est aussi le cas de Sponde, qu’Alan Boase exhume dans les années trente et qui revit en 1949. Même chose pour Xavier Forneret, exhumé par André Breton. Exemples d’un futur du passé.
Quant au succès contemporain, allez voir ce qu’est devenu un certain Poisson, auteur de comédies, qu’on trouve dans le Dictionnaire des lettres françaises du XVIIIe siècle de Monseigneur Grente. Illustre de son temps. Et pensez que le premier prix Nobel de littérature allait en 1901 à Sully Prudhomme. Pur produit d’une époque. Le contraire d’une activité. Un passé du passé. Mais inversement l’art des cavernes commence en 1911, l’art africain et océanien en 1904. Le passé est imprévisible. Le présent aussi.
Alors on commence à comprendre qu’on ne sait pas, mais alors absolument pas, en quel temps on vit, puisque au même moment, entre contemporains, les uns vivent au passé du présent, d’autres au présent du présent, et d’autres au futur du présent. Allez vous y retrouver, c’est un miracle qu’on se rencontre. De fait, c’est le plus mauvais moment pour se rencontrer, bien que ce soit le seul, et on peut deviner que certains ne se rencontrent pas. C’est pourquoi il faut emprunter au portugais ce beau mot de désencontre. Il y a ceux qu’on rencontre, on est du même temps, c’est qu’on est du même côté du poème, du même côté de la vie, et il y a ceux qu’on désencontre.
Alors, comme il y a le passéisme, comme il y a eu le futurisme, je propose la création d’un mouvement nouveau : le présentisme. Qui se confond avec le parti du rythme. C’est le travail pour être à la fois au présent du présent et au futur du présent. Aussitôt c’est la définition même que j’ai proposée de la modernité, en art et dans l’art de la pensée, une présence active au présent toujours. Pour ne pas être les imbéciles du présent, ceux qui sont au passé du présent – l’opposé même du présent du passé.
Et c’est ce qui fait de la modernité, comme je l’ai définie, une jubilation, et de la poétique aussi une jubilation. La même. Parce que la poétique ne peut être que la poétique de la modernité, c'est-à-dire du fonctionnement des œuvres, des œuvres comme activité et pas seulement produit, et la modernité dans les poèmes ne peut être modernité que par sa poétique.
Où il apparaît qu’il faut cesser de confondre ce qui est ici entendu par le terme de poétique, soit avec la stylistique, qui ne sait pas que le style est tout ce que le signe permet de penser de ce qui est à penser, soit avec l’esthétique, qui est une pensée du beau et du sensible, mais pas de la valeur comme historicité radicale, de la valeur comme réalisation et réinvention de la définition de ce que fait une œuvre.
Tout cet enchaînement fait aussi la crise d’une certaine représentation de la critique : celle qui voit la critique comme destructrice. Et même, pour certains, elle est juive. Au lieu que, comme déjà Baudelaire le disait, la poésie et la critique sont inséparables. Ce que je relis, pour le plaisir : « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il serait prodigieux qu’un critique devînt un poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques ». Dans Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris.
La critique est donc essentiellement constructive. Inventive, parce qu’elle participe de ce que Rémy de Gourmont appelait les « dissociations d’idées », aussi la critique participe d’un rire de la pensée, d’un comique des idées. Le pour du poème et de la poétique est la condition du contre. Il y en a qui ne voient que le contre. C’est ceux qui prennent l’amour de la poésie pour la poésie. Mais c’est le combat du poème contre le signe. En riant, comme les statuettes aztèques, qu’on appelle des souriantes, derrière la main.
C’est pour cela, tout cela, que penser le poème, faire le poème, lire le poème, reconnaître un poème, rencontre, retrouve la jubilation dada.
Qu’il ne s’agit surtout pas de mimer, de refaire. Mais d’écouter. Le rapport de la poésie à la pensée par l’humour. Par quoi aussi dada était contre le futurisme de Marinetti, contre son culte de la vitesse, des voitures, des avions et son bourgeoisisme anti-femme. Par quoi il précède le fascisme avant de s’y adjoindre. Tzara, dans son Manifeste dada 1918, y opposait le « dégoût » et « LA VIE ». Les futuristes russes aussi le rejetaient.
Ce n’est pas le langage défait, le lettrisme anti-langage, les mots dans un chapeau, que j’en retiens, contre « les banquiers du langage » (« Monsieur AA l’antiphilosophe nous envoie ce manifeste » (1920), dans Tristan Tzara, Dada est Tatou, tout est dada, éd. par Henri Behar, GF. Flammarion, 1996, p. 222), c’est le manifeste. Contre « le bavardage » (« Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920), éd. citée, p. 225). Et parce que Tzara a écrit : « le grand secret est là : La pensée se fait dans la bouche » (Ibid., p. 226).
Il y a dans les manifestes dada un jeu apparemment fou des contradictions, mais ce qui s’en dégage, c’est une puissance de rejet, de révolte : une éthique. L’art, non plus comme esthétique mais comme éthique, postulation de liberté. Ce qui fait que Tzara est l’un des tout premiers, en 1917, à écrire une « Note sur l’art nègre » (éd. citée, p. 242), où il peut dire : « Du noir puisons la lumière ». Et à reprendre, après Apollinaire, à l’occasion des Mamelles de Tirésias, le mot « surréaliste » (p. 245). C’est un rapport au cosmique. Il implique que l’érotisme est cosmique, ou n’est pas.
C’est ce qui fait sa fraternité avec Pierre Reverdy, et, quand Apollinaire meurt sa question qui répond non d’avance : « Apollinaire est mort ? » (« Guillaume Apollinaire est mort », p. 250). J’y mets son intuition, dans sa note sur Huelsenbeck : « il n’y a rien de sacré, tout est d’essence divine » (p.250). Où je situe le lien qu’il établit en 1919 entre « liberté, fraternité, égalité, expressionnisme » (p. 251).
C’est la force toujours actuelle de sa « Note sur la poésie », écrite en 1917, parue en 1919 : « allumer l’espoir AUJOURD'HUI » (p. 251), pour ce qu’il y dit du rythme : « il y a un rythme qu’on ne voit et qu’on n’entend pas : rayons d’un groupement intérieur vers une constellation de l’ordre » (p. 252 - Et je n’oublie pas que Tzara est un des très rares parmi les poètes à avoir écrit une étude sur le rythme : « Gestes, ponctuation et langage poétique » (Europe, janvier 1953) – dans les Œuvres Complètes t.5, p. 223 ; Flammarion, 1982. Etude qui pourrait avoir sa place dans une anthologie d’écrits sur le rythme).
L’intuition de Tzara retrouve l’une des Cent phrases pour éventails, de Claudel :


Il faut qu’il y ait
dans le poème
un nombre
tel
qu’il empêche
de compter.
(Paul Claudel, Œuvre poétique, textes établis et annotés par Jacques Petit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 729)
Avis aux comptables de la poésie : quand le poème montre le rythme, ils voient le nombre des syllabes. Et Tzara dit encore : « il ne s’agit que de liberté », pour « trouver la vraie nécessité » (p. 253). À quoi Tzara oppose : « Le reste, nommé littérature, est un dossier de l’imbécillité humaine pour l’orientation des professeurs à venir » (p. 253).
Il s’agissait, il s’agit toujours, de détruire le langage usé. Je cite encore Tzara : « Le langage est bien usé, et pourtant il emplit tout seul la vie de la plupart des hommes. Ils ne savent que ce que la vie a su leur raconter. La drôlerie et le petit air péjoratif sont pour eux la saveur du langage, le sel de la vie. Dada est intervenu brutalement dans cette petite histoire de ménage cérébral » (dans « L’art et la chasse » (1921), p. 259) et : « Petit à petit, grand à grand, il détruit » (ibid.).
Comme le notait Henri Behar, c’est « l’équivalence de l’humour et de la poésie » (note 65, p. 348). C’est bon, pour se sortir des « etcétérismes qui mélangent musique et poésie » (« Réponse à une enquête » (1921), p. 265). Et quand, dans la conférence sur Dada en 1922, Tzara met fin à dada, en disant qu’il avait été le premier à donner sa démission (p. 267), quand il dit : « Nous savons fort bien que les gens en habits Renaissance étaient à peu près les mêmes que ceux d’aujourd'hui et que Dchouang-Dsi était aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une école moderne, ou même pour une réaction contre les écoles actuelles » (p. 271), oui, alors je comprends, c’est clair, que Dada est éternel, qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours Dada, au sens d’un « dégoût » (p. 272), « dégoût de ces séparateurs entre le bien et le mal, le beau et le laid » (p. 273), et que « Dada est un état d’esprit » (p. 273). Violence visible contre violence invisible. Comme celle du poème contre celle du signe.
C’est un sens du présent. Qui fond ensemble la poésie et la poétique, la vie humaine, la liberté et la critique. Et, comme il commençait un poème, Fondre tartare, de Monsieur AA l’antiphilosophe (écrit entre 1916 et 1922, publié dans L’Antitête en 1933), par « Faites vos jeux » (p.295), justement, j’enchaîne : les jeux sont faits. A chaque instant. C’est pourquoi on ne joue plus.
Ce qui annule toute l’opposition de convention entre le drôle et le sérieux. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est un rire qui remet à sa place tout ce qui se donne de l’importance et qui se prend au sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société, le faire joujou et les compte petit, mais aussi c’est ce qui volatilise les différences entre le grand jeu et le petit jeu des mots, ces érotismes du langage.
Oui, le rire annule l’opposition entre l’angoisse, qui est au bord du tragique, et le comique. Il suffit pour l’entendre d’écouter Jean Tardieu.
C’est cette puissance, cette compulsion de vie libre, c’est cela qui casse les compromis, les éclectismes et qui ne tolère plus l’intolérable. Il est vital d’avoir de l’intolérance pour l’intolérable. Et c’est exactement le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger.
C’est ce qui fait que relire Dada, mais aussi les surréalistes dans leurs années vingt et trente, et les expressionnistes, c’est une relance de la jubilation dans l’inséparation maximale, le maximum d’implication entre la vie et le langage, et c’est l’activité du poème de la pensée.
La poésie, c’est avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille. C’est ce qui permet de reconnaître que dans le poème, c’est l’oreille qui voit, c’est la bouche qui entend, pendant que les yeux mangent, et c’est pourquoi, quand je traduis le mouvement de la parole dans l’écriture, j’embible la langue française, j’embible le traduire, j’embible potentiellement toutes les langues. J’embible la poésie et la théorie du langage. Ce qui remet à sa place ce qu’il y a de passé du présent dans le contemporain.
C’est aussi la politique du poème, la politique même de la vie contre son ennemi majeur, le théologico-politique.
Alors le rire, la poésie, c’est le même jeu. On ne rit jamais assez, parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
Oui, c’est au présent du poème, contre les cultures de la mort, d’enrythmer le signe, d’empoèmer le langage, pour que le maintenant soit l’éthique et la politique du poème. Sujets du poème, encore un effort.

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