samedi 30 août 2014

Du silence et de quelques spectres : l'écoute avec Alexis Pelletier

Dominique Lemaître et Alexis Pelletier, Du silence et de quelques spectres (livre-cd), éditions Clarisse, 2014.

Alexis Pelletier écrit en écoutant, il écoute en désirant et il désire en pensant avec… la liste est loin d’être close car toutes ces activités n’en font qu’une dans et par le poème qui lui-même nous fait écouter, écrire (comme lire) et penser avec. L’adresse dans son poème est directrice : je veux dire qu’elle est la force qui fait tenir, poursuivre, aller avec. Mais dans ce livre, c’est la musique, à moins que ce ne soit tel musicien (Dominique Lemaître), tel morceau (Novae…) car c’est toujours à partir d’expériences que le poème va avec. Mais ce serait plus compliqué que l’accompagnement, que l’association des arts, que la relation de termes dont on serait bien assurés : la Poésie, la Musique – « ça n’existe pas », disait Desnos aux enfants !!! Non ! dès l’entrée de ce nouveau livre qui semblait nous engager dans des comptes rendus, certes pensifs, d’expériences avec la musique, nous voilà avec « une voix » qui pose la force de tout le livre : « cette voix est un lien d’espace ». Et c’est alors toute la force du poème avec : il (ou la voix) « fait mon corps » et « c’est aussi par elle que je vois / le monde et me déplace en lui ». Mais ce premier texte écrit d’abord pour (il faudrait ici encore dire avec) Claude Ollier, le voilà accompagné ou plutôt pris dans la musique de Dominique Lemaître pour s’y voir spectralisé – j’ose ce néologisme qui me semble bien correspondre à ce que Alexis Pelletier propose : « les références sont les spectres de nos langages ». Peut-être à entendre dans les deux sens du terme : étendue des fréquences et apparitions !

Mais comme le signale Alexis Pelletier, dans un moment réflexif-narratif du livre (mais tous les moments du livre et il faudrait ajouter du CD audio, sont dans le même mouvement : celui du poème comme écoute, désir, pensée), les références – fréquences de nos paroles-musiques et donc amplitude-registre mais aussi apparitions, revenances – font les conditions ou plutôt les « moyens » (Reverdy) de nos poèmes (en écriture comme en lecture). Mais les références qui ne cessent de travailler le font aussi bien par mémoire que par oubli, qui sont comme deux activités emmêlées, et voilà que l’amour vient danser avec Hybris entre évidence et mystère, entre exploration méthodique et perte de repères mais toujours « l’amour ne craint aucun fantôme ». Alors, Alexis Pelletier cherche un « nouveau corps amoureux » dans cet avec la musique de Dominique Lemaître (on se souvient de son précédent livre 51 partitions de Dominique Lemaître : j’en ai parlé ici : http://martinritman.blogspot.fr/2009/05/comment-le-poeme-met-la-narration-dans.html ) et le voilà sidéré – il écoute avec KSI pour douze percussionnistes les étoiles d’une temporalité-spatialité inouïe – même si l’écriture comme l’écoute est « une manière de se tenir » à côté en travaillant peut-être même surtout avec « cette idée de l’inconnu toujours entre nous ». Ce qui ne relève que de l’expérience et non de la représentation : aussi, avec Alexis Pelletier, le poème s’oriente-t-il entièrement vers l’expérience d’écoute et donc de pensée : celle de la nuit, par exemple – on pense bien évidemment aux mystiques espagnols quand on lit « Nocturnal », cette « prière de nuit » et sa « double solitude » que la pièce musicale « suppose ». Aussi, la réflexion cosmique qu’inspire au poète le musicien fait-elle jouer bien des hybridations qui toutes augmentent la force des commencements et des fins, la force des vies. Le thème du silence où s’entendrait certainement plus qu’un néant une puissance, au sens d’un tremblement, lui fait écrire cet appel : « au lointain / les arbres ou le désir ». Je passe sur la multiplication des références, scientifiques, littéraires et musicales, qui augmentent le (et les) spectre(s) de l’écriture d’Alexis Pelletier non pour obtenir un savoir, si ce n’est une vérité de son rapport à la musique et à d’abord celle de Domnique Lemaître, mais pour gagner ce que Rilke qu’il cite in fine visait : « faire partie d’une mélodie » et donc « posséder de plein droit une place déterminée au sein d’une vaste œuvre où le plus infime vaut exactement le plus grand ». C’est exactement ce paradoxe que le livre et le CD du poète et du musicien tiennent jusque dans notre écoute continuée qui aimerait se tenir avec cette mélodie ou, comme le suggérait Mallarmé, avec ce « petit air » et sa « jubilation nue ».

Serge Martin, été 2014

NB: Alexis Pelletier publiera prochainement dans Résonance générale n° 7.


Alexis Pelletier (récitant), Nathalie Dumesnil et Bénédicte Prédali (sopranos), Mathieu Samani (saxophone)
Ensemble Artedie, Teresa Ida Blotta (direction)
Oberlin Percussion Group, Michael Rosen (direction)
André et Monique Sirois (guitares), François Veilhan (flûte), Vladimir Dubois (cor)
Ensemble Ars Nova et Ensemble Orchestral du Conservatoire de Gennevilliers, Philippe Nahon (direction)

Extrait : DOMINIQUE LEMAÎTRE ALEXIS PELLETIER Du silence et de quelques spectres

jeudi 21 août 2014

Un livre de Laurent Mourey "où passer sa voix"

Laurent Mourey, C’est pourquoi voler, Montluçon, Contre-allées, coll. « Lampe de poche », juin 2014.


Ce n’est pas pour rien que son premier livre porte le beau titre D’un œil le monde (l’atelier du grand tétras, 2012) et voici le second : ce livre est comme tous ceux de cette belle collection « lampe de poche » des éditions Contre-allées : peu épais mais comme tous il est plein d’un gros livre : on lirait presque derrière le titre C’est pourquoi voler : c’est pourquoi voir… parce que dans la suite du premier livre, Laurent Mourey continue : « de nuit à nuit la vie s’invente / nos yeux sont le paysage / nous n’y voyons rien » : ainsi s’achève ou plutôt s’ouvre (nous ouvre) ce livre sur un « sait-on jamais », cette expression courante comme on dit couramment qui cache un non-savoir actif, une activité que ce livre – petit, ai-je dit mais gros, comme on dit de naissances à venir (« notre vie c’est naître / d’un temps où chaque temps / est le revers de l’autre ») – voudrait nous faire toucher des yeux ou plutôt des voix puisqu’il écrit : « dans ma voix toi mon imperceptible » : ce que je lis est exactement ce que me font ces lignes : « ton air de rien ta bouche » avec ses « mouvements interminables » qui « m’écrivent » : une trans-subjectivation à l’œuvre ou, pour parler tout simple et fort vrai, « des accords inconnus frisent nos têtes / un éveil du soudain qui claque un rien les battements de l’air ». Mais ce « faire ta voix dans encore encore » est à la fois l’écriture d’une énergie qui traverse, porte et commence sans cesse (« voler / vient d’abord »), et l’écriture d’une réponse à quelle question (le « c’est pourquoi ») qui en sens contraire creuserait, angoisserait même, du moins inquiéterait sans cesse (« le cœur nous remonte par le ventre // nous nous démenons de nous venir »)… mais toujours pour que voler recommence sans cesse : « de bouches aimantes deux pierres / se touchent deux corps / dans l’épaisseur le noir un passage / à mi-distance pas pour passer mais pour voir / où passer sa voix » : c’est le début du livre, le début d’un passage de voix, le début d’une lecture qui continue une écriture « pour voir / où passer sa voix ».

Serge Martin, le 21 août 2014


mardi 12 août 2014

Istanbul. Kilim des sept collines, avec Michel Ménaché et Josette Vial

Michel Ménaché avec des photographies de Josette Vial, Istanbul. Kilim des sept collines, La Passe du vent, 2014.



« A l’origine de ce livre, la transmission brisée… » : ainsi commence ce livre amoureux d’une ville. Un amour qui, lui, continue dans l’écriture, celle de la vue et celle de la voix, celle donc de la vie qui traverse ces instants d’éternité que regroupe ce livre. Il y a les lettres d’un grand-père à son petit-fils datées de ces funestes années lyonnaises 1942-43-44 avant qu’on ne le fasse disparaître dans l’horreur de la destruction nazie, mais on l’entend associer tous ses mouvements de vie aux instants volés à la ville d’aujourd’hui, cette Istanbul qu’il a quittée, retrouvée pour rejoindre l’Argentine, l’Espagne puis la France - la voix du grand-père dans celle du petit-fils qui a maintenant plus que son âge. Et le poète, regardant les photographies, y met l’humour, la précision, le tact du point de voix, cette attention au langage qui vient résonner avec l’attention du point de vue, ces prises que la photographe a su cadrer dans le fourmillement des vies d’une ville sans jamais capturer, réduire à des clichés, mais en suggérant toujours la force des énergies qui passent, ces passants qui font la forme d’une ville. Alors, chaque page du livre qu’on tourne, c’est chaque fois un recommencement de la vue, de la voix et de la vie : Istanbul. Alors le grand-père et la grand-mère de la dernière photo – ceux du poète donc – s’entendent encore et encore dans ce puzzle magistralement disposé par Michel Ménaché et Josette Vial lors de séjours dans la grande ville du Bosphore. Sur laquelle veillent encore les étoiles blessées : elles fixent l’orient d’une démocratie pleine de mémoire vive, de voix qui s’entendent. Elles nous font aimer une ville parce que c’est leur vie qui continue, qu'on voit, qui nous parle.

On peut feuilleter quelques pages du livre à cette adresse: http://issuu.com/lapasseduvent/docs/livre_istanbul._kilim_des_sept_coll

Serge Martin

Poreux par endroits : un livre de Françoise Delorme

Françoise Delorme, Poreux par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Genève, Samizdat, 2014.


Une présentation de Mathilde Vischer, universitaire, traductrice et poète, souligne avec justesse la visée de ce livre : « pour que ce qui résonne dans l’entre – le dedans et le dehors, l’ouverture et la fermeture, le passé et le présent – puisse s’incarner » (p. 5). L’éditrice et poète, Denise Mützenberg, souligne dans une postface les « multiples vies » de ce livre associant l’auteure, l’artiste, l’éditrice, l’imprimeur puis le lecteur – très belle réalisation que ce livre qui inclut les "consonances graphiques" de Fanny Gagliardini dans des variations de matières-papiers allant des transparences aux opacités en passant par les flous. La porosité est bien la force de ce livre que je lis maintenant.
Des entours parce qu’il faut non seulement un cadre mais de l’air plein d’amitié, de prévenance, de désir – comme ce « portrait d’Eva Gonzalès » qui ouvre le livre : la peinture de Manet n’est pas décrite, elle est comme peinte et, en effet, pas plus juste que cette notation finale : « C’est comme si elle dansait ». Le poème répond vraiment la peinture de Manet parce que Manet, son noir et tout ce qui s’ensuit, touchait à la jeune fille. Ce que ce livre essaie à maintes reprises et réussit sans qu’on y prenne garde, comme sous l’effet envoûtant d’une comptine. Et elle y est, la comptine qui gouverne – celle qui m'évoque Jeanne d’Arc ; mais c’est aussi la dénomination par le père disparu : toi ma durée ; et c’est encore deux mots, adverbes qui font tout un discours : toujours et jamais… Le poème de « la jeune fille » s’il se fait élégiaque parce qu’il y a bien la douleur de la disparition de l’être cher, mais comme « elle partage les fleurs » et se donne une bonne douzaine de raisons d’enterrer les morts, c’est une recherche du plus vivant même dans la douleur inexprimable : « pour que la pesanteur devienne de la lumière une lumière plus lourde que / l’autre mais plus claire plus fraîche dense comme l’argile sa compagne » (p. 20). Ces treize onzains poussent un long cri de vie que poursuit à sa manière le texte qui donne son titre au livre : Jules Supervielle à l’épigraphe et Frida Kahlo à la dédicace font comme deux résonances à ce sang qui coule tout au long de ces onze longues strophes qui gardent toute leur énigme ou plutôt leur tension «  l’intérieur tout au fond de la voix » (p. 46). Suivent des proses où se racontent ce que « peu de mots comprennent » (p. 60) : expression à entendre doublement puisque la compréhension pourrait être le défi de l’expression mais aussi la résultante d’une retenue langagière. Peut-être sont-ce des lieux, des éléments, des matières qui comprennent et donc prennent avec elles « on ne saura quoi » (p. 57), mais c’est fort parce qu’avec de telles expériences, toujours, « tout est venu vite, d’un seul coup » (p. 56). L’écriture et la mort, le corps « parmi les cailloux noirs » (p. 57) : autant de motifs que le nom d’un village provençal ("Limans"), à moins que ce ne soit l'écriture de l'immense, rassemble avant que la dernière partie du livre se donne à un nom « d’oiseau effacé » : « Vortex » (p. 63 et 61). Les quinze blocs de lignes longues suivent les forces qui traversent cette femme, entre « elle » et « je », plus certainement entre « argile » et « eau du poème » (p. 74). Mais l’indécision des identités (poète, potier, et femme, enfant et...) est forte parce que « le corps a une longueur d’avance » (p. 80) et que son oiseau « tourbillonne / en proie à de l’immense » (p. 81). C’est au fond toute la force de tout ce livre : contenir une douleur, un rétrécissement donc parce qu'il faut se resserrer pour tenir, mais pour mieux déplier, déployer sa matière, son énergie propre. Bref, reprendre aux mythes leur force originelle toujours recommençante dans le chant, la comptine, le poème. Oui, le poème ! qui est "poreux par endroits", c'est-à-dire qui laisse venir cette énergie si retenue : une eau vive comme le non-dit de toute parole vraie qui s'entend si fort, si corps – dirais-je après avoir lu ce livre de Françoise Delorme.


Serge Martin au coeur de l'été 2014