samedi 29 octobre 2011

Amandine Marembert, Un petit garçon un peu silencieux



Jasmin est « un petit garçon un peu silencieux ». Mais, dans une voix de voix, Amandine Marembert parle pour la parole inouïe de Jasmin. Poème d’une longue écoute, constante, patiente, acérée, parfois hésitante, aimante toujours, ce livre nous force aussi à une attention à tout ce qu’on n’entend pas, mais qui dit plus dans ce qu’on dit que tout ce qui s’affirme avec l’assurance et la satisfaction béates du savoir et de la maîtrise : un état naissant du sens dont de livre en livre l’auteur fait en sourdine une définition du poème, ensemble une idée de ce que c’est que le langage et de ce que c’est que la vie. Où les corps se parlent par gestes tendres :
il prend ma main penche la tête vers le sol pour que je lui caresse les cheveux
mes doigts sont les dents d’un peigne démêlant l’écheveau des phrases tues (11, c’est le premier poème)

Où les mots écrits répondent leur continu corps-langage à l’énigme du langage-corps :

est-ce que des mouvements de bras de mains d’épaules suffisent à remplacer certaines paroles
les peaux savent-elles vraiment parler un tissu ponctué par les seuls grains de beauté (14)

Ici la prosodie lie autour de « remplacer » et « ponctué » les mots du corps (« épaules », « peaux ») et ceux du langage (« paroles », « parler »). Les pluriels font la relation et l’ouvrent comme ils nous invitent à chercher notre sens du sensible. Les conjonctions et disjonctions rythmiques font des bouchées de sens dans la question. Les interrogations font la tonalité du livre, outre celle citée, toutes participent d’un double mouvement : inquiétude et surprise devant « la grille de lecture des jours » (12), « ses errances » (16), « ses silences » (18), « son silence » (24), « le mystère des questions laissées sans réponse » (30), l’« énigme posée aux quatre coins du jour » (33), les « secrets attachés à sa silhouette » (34), les « règles inconnues » (39) de ses jeux. Elles témoignent aussi d’un apprentissage, lui-même double, quand « il » (un « tu » plus la distance de l’énigme) invente un langage de tout ce qui l’entoure, des passages entre dehors et dedans, qui mettent le dedans dehors et le dehors dedans : les mots « déformés » « qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir » (12 - et la chaîne allitérative des [s] répond ce langage débutant, minimal, rejoignant la profusion de la sonorité générale du monde extérieur), le corps « traversé d’air », engagé « dans un couloir de vent qui le remplira de bruits supplémentaires » (15), « des regards qui en disent long sur les mots enfouis » (16), « ses silences » qui « pèsent » et « les mots qui n’ont plus de poids » posés dans « une balance à se taire » (18). Le langage se fait sensorialité du psychologique : « les mots cachés deviennent des songes palpables » (24). Il prend ses moyens dans le vivant : « le clapotis du ruisseau s’échappant de ses lèvres » (25), « l’inclinaison de ses sourires qui suivent l’orientation du tournesol vers le soleil » (32).
Je parlais d’un apprentissage double, c’est que le presque silence plein de langage de Jasmin invente aussi l’écoute qui en fait un langage plein de silence : « il m’apprend à déchiffrer les interlignes / à soupeser un regard » (29). C’est cette réciprocité de l’étonnement continu, qui fait de l’adulte une débutante, que dit le plus justement le dernier poème, une béance dans la boucle créée depuis l’exergue, en tout début de livre, de Vénus Khoury-Ghata : « Qui peut parler au nom du jasmin ? » Ce n’est pas parler à la place de, mais « au nom de », quand le nom de Jasmin fait entendre son mouvement, le langage et la vie ensemble, vers le « jardin » grand ouvert, dans la bouche et devant l’enfant :

il m’annonce jardin
j’ouvre grand les battants de la porte-fenêtre sur le dehors
ses lèvres poussent l’intérieur vers du vert infini
sachant comment modeler l’air en syllabes non vitrées (44)

Les dessins de Diane de Bournazel font une lecture sensible du vivre-dire-Jasmin et de l’écrire-vivre-Amandine. Chacun saisit en son économie de moyen, en son imaginarité quasi-fantastique, la spécificité de cette relation pleine d’un amour pudique, dont la pudeur suggère au mieux l’immensité et l’intensité.

Amandine Marambert, Un petit garçon un peu silencieux, édition Al Manar, 44 pages, 14 euros.

Bientôt dans le numéro 4 de Résonance générale, d’autres poèmes d’Amandine.

A lire aussi, la note d’Antoine Emaz dans Poezibao :

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/08/un-petit-gar%C3%A7on-un-peu-silencieux.html

lundi 24 octobre 2011

Poèmes pauvres, Antoine Emaz


De l’horreur du monde lointain (les premiers poèmes sur les images d’exodes africains, de guerre, les mensonges du pouvoir) à celle de la perte intime, c’est ici comme une chronique, doublée d’un creusement têtu de la difficulté de la tenir quand tout ce qu’il y a à chroniquer force au mutisme. Les poèmes sont datés par séquences, le temps se dit par coupures, en tranchant, en retranchant toujours. La « pauvreté » alors est une force, celle de qui découpe et dans le même geste relie. C’est deux fois un automne et un hiver (2008, 2009), un cycle du dénuement, du dénudement : d’une « nuit sans sommeil » (première ligne du premier poème) où « les mêmes images tournent », de la « vie réduite à bidons bassines et ce qui reste de nourriture » ; d’un presque rien, mais qui est tout ce qu’on retiendra : « reste / tout le réel », « le peu pauvre laissé pour compte ». Le dénuement-dénudement est un lâcher prise : « on tourne le dos on ne fuit pas ». C’est un abandon à son évidence : « rien qui grelotte », les mots « reviennent sans // figure de rien à peine contours ». La « fêlure de l’air » ouvre aussi un « déchirement lent / des années ». Le cœur ? c’est un moteur diesel, « il bat / point mort », mais c’est trois fois l’impossibilité même de saisir la vie vivante qui se dit : le « point mort » comme arrêt fixé, comme ponctuation qui décèle dans le battement même un signe de morbidité, et la négation (point = pas) qui marque plus la difficulté et la fragilité du pas gagné (« dure nuit » disait Rimbaud) que l’assurance d’un soulagement.

C’est mot à mot que ça bat, que ça se bat, s’obstine : les mots se gagnent les uns sur les autres : « veiller vieillir », puis « deuil seuil seul ». Les mots suivants expliquent, mais pour encore plus dépouiller le sens, jusqu’à l’os, les précédents et poussent encore un peu plus loin dans ce qu’ils disent, vers l’épuisement du dit dans la concision du dire. Leur quasi-synonymie et les paronomases nous mettent dans les mots au pied du silence, mais ça parle encore et même précaire c’est « ce peu de vie qui tremble » que le poème porte malgré tout. Le sens alors est dans le moindre vers lequel le poème travaille, comme à la gouge à dégrossir, et qui devient pourtant tout l’espace pour une parole, un signe de vie jeté vers nous. Tenir le fil ténu du fragile, du « peu », est un dessaisissement et si évident qu’il est tout ce que parler fait de qui parle. Ecrire non pour s’augmenter, mais s’appauvrir : le langage d’Antoine Emaz se dit dans le plus simple appareil. On avance avec lui vers une issue qui n’apportera pas même l’illusion confortable d’un accomplissement, ni le soulagement d’en avoir fini, mais c’est sans transcendance, sans allègement, sans nulle allégeance l’affirmation courageuse de la pesanteur qui seule demeure paradoxalement quand on s’est dépris de tout (c’est la clausule) :

on va seulement d’un pas plus lourd
vers la sortie
et l’air n’est pas plus frais dehors

Antoine Emaz demandait : De l’air (Le Dé bleu, 2006). L’urgence de l’appel et sa concision témoignent de la prégnance continue de l’irrespirable. Mais qu’il y ait une parole encore pour un instant percer l’apnée, même s’il y a toujours le silence au bout et la seule certitude de la fin qui vient (« on dit / fin // on n’a plus rien à faire / ici »), c’est au présent une détermination telle et une conscience si aigue, aiguisée à en être blessante, qu’elles sont ensemble une force que nul aveuglement volontaire ne pourrait abattre.
« deuil seuil seul » (c’est le début du dernier poème) : le parcours porte vers moins que la solitude du survivant, mais vers celle, plus crue encore, du « on » qui se dépouille finalement de ses ultimes propriétés :

on laisse lâche
derrière soi
une peau morte
des mots
une tête d’oiseau maigre

On doit à ces Poèmes pauvres le rude affrontement à ce qu’ailleurs nous dérobent les bavardages et affèteries du lyrisme, quand il se contente de dramatiser et esthétiser, c’est-à-dire cacher, ce qu’il dit vouloir montrer. Ici, toute notre précarité se présente dans la lumière froide de « l’espace / devenu trop vaste / sans meubles ni personne » qu’écrire réduit encore, pour cerner au plus près la vie qui « tient à peu, pas à rien ». « Ecrire dans cet espace, dit Antoine Emaz en quatrième de couverture, ce n’est pas rêver, simplement écrire plat, encore, malgré. » Entre le « peu » et le « rien », écrire « encore » témoigne ici d’une consciencieuse et pudique mise-à-nue sans solipsisme, mais toute tournée vers la pauvreté la plus commune, la plus nôtre.

Philippe Païni

Antoine EMAZ, Poèmes pauvres
avec six gravures de Jean-Marc Scanreigh
éditions AEncrages & Co, 17 euros.


A lire aussi, la note de lecture, très belle et complète, de Ludovic Degroote dans Poézibao :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/11/po%C3%A8mes-pauvres-dantoine-emaz-par-ludovic-degroote.html