dimanche 22 mai 2011

Sereine Berlottier : Attente, partition



L’ « attente » ici n’a pas de fin. La « partition » est celle d’une parturition qui ne vient pas, qui ne peut pas venir, et qui fait donc durer indéfiniment la patience. Cette patience est littérale : c’est un corps mis à l’épreuve du temps, amputé de ce qu’il devrait pouvoir – et qu’il ne peut pas. Partition : le découpage du corps en organes, section du biologique « dans le vif / du sujet » (84) dont les phrases, aussi, témoignent pour ce qui lui est retranché. La chronique et la syncope syntaxique se rencontrent dans ce temps qui passe et qui ne passe pas : « est-ce encore l’attente // qui ne se laisse pas / ensevelir / cheveux non plus / ceux qui sont blancs / qu’il faut couvrir d’une teinture / à l’odeur acide pour que la / boulangère dise encore / bonjour / mademoiselle » (90).

Chronique, oui, mais comment en tenir le jour-le jour quand rien finalement n’annonce le terme de l’attente ? quand rien n’annonce qu’il puisse en être un ? Les dates sont données sans année, mais « Bientôt quatre ans » (147), dit-on, seront passés d’un 13 février à un 15 novembre. La dernière note déroule encore le temps : « (un peu plus tard ») (152), poursuite entre parenthèses d’un « maintenant semé de plus tard » (152) qui a commencé à l’ouverture d’ un « cahier » où il y a « à peine la place d’une main entière posée bien à plat […] coupée au ras du poignet pas même la montre à compter le temps » (11, 12), et qui continue « la ressemblance tracée, à main levée » (152) jusqu’aux tous derniers mots, à l’heure où il faut fermer le cahier quand « un reflet vient / lève une lune légère qui brille dans le noir / et qui est une main levée » (152, clausule). C’est que le temps est tout entier affaire d’écriture, celle d’une main coupée, synecdochique quand tout le corps est amputé de lui-même, une main à retrouver dans le geste de son phrasé, lequel fait un livre qui n’a de sens, dès son commencement, qu’à trouver sa fin. Ce phrasé se cherche, se dissipe parfois, s’oublie en cours de dire. La main qui écrit parle le temps plutôt qu’elle ne le mesure : « Chacun son rythme, parole de guide. » (15)

La chronique de l’attente sans fin réunit deux inconciliables : la main qui écrit, qui court sur le papier vers un terme qu’elle ne peut prédire, et le « pied ferme », le « pied de grue » (17) de celle qui attend, de celle qui devient « la patiente ». Au rythme de l’une s’oppose alors la métrique de l’autre : des salles d’attentes, des résultats d’examens, des piqûres qui ponctuent les jours plus sûrement encore que les calendriers, parce que c’est dans le corps même qu’elles inscrivent le comptage du temps. Cette opposition, cette contradiction vécue tourne autour d’un centre vide, qui est l’entre et l’antre du vide. Le ventre devient le templum dans lequel observer les signes de vie : « Elle regarde son ventre dans le miroir d’un petit coffret à bijoux. Elle a posé sa main sur son ventre, comme s’il s’agissait de lire sous la peau et d’y mesurer le destin. » (16) Mais dans le templum ne demeure que l’image d’un éclatement, que seul le regard peut retenir : « le miroir, la main, le ventre et l’œil qui lie chaque pièce » (16), jusqu’au « coffret à bijoux » qui extériorise, objective le ventre vacant, en objecte systématiquement la vacance face à l’évidence qu’il y a, ici, de la vie. Le ventre-centre est le lieu des augures qui n’ont pas lieu : « Le ventre au centre d’un cercle muet » (23), « dans ton ventre un miroir / renversé / ne reflète rien » (27), « Tel qu’il se tient dans le froid des miroirs muets » (39). C’est aussi le lieu des fêtes païennes qui n’ont pas lieu : « ventre forêt / ou marécage // ses boucles blondes / silencieuses comme // peau de chèvre / morte // de nul tambour / elle pense // autre chose / tandis que // ce ventre » (34). D’être vide, il perd de sa réalité, se trouve projeté au loin du sujet : « Son ventre abstrait, plus inatteignable qu’un coquelicot peint. » (39) Mais il fait aussi la modernité de cette écriture-là qui ne peut saisir qu’en tranchant ce qui, tranché, se retranche : « Il faudrait faire des phrases complètes, des phrases munies de jambes, de bras, des phrases d’oreilles et de bouches, des phrases de nez, de seins et de pieds, au lieu que cette main coupée monte et chasse aussitôt le bras qui la tient, enfouit chaque mot dans la neige du souffle inquiet. » (34) Alors vient cette définition : « Ventriloque celui qui parle avec son ventre », seule note d’un 8 octobre, qui dit encore la séparation interne entre le ventriloque et le ventriloqué, entre l’augure qui déchiffre et l’augure à déchiffrer, quand écrire est ouvrir ses propres entrailles et faire l’expérience d’une douloureuse extimité, quand on se fait sujet d’être son propre objet. Quand le ventre-centre vide est le lieu de la parole et ce qui tient et lie à l’autre, par sa vacance même, par l’entre qu’il invente.

L’attente aussi écrit une partition pour duo, pour le deux d’un couple lié-délié par l’impossibilité du trois : « Il dit : en moi aussi la piqûre, au vif d’un centre introuvable. » (30) et « il ne renonce pas / il a la pensée de ce ventre en lui / habitation de ce ventre en lui même si » (95). L’autre aussi, le « il » d’ « elle », est un miroir oraculaire : « Cherchant sur le visage de l’autre les signes d’une catastrophe. » (36). « Il » aussi porte les stigmates de la chronique, les preuves que le temps passe : « et maintenant il perd ses cheveux / un peu / tu le vois bien / que sa peau de tête derrière / est moins abritée » (94). Le couple est « il » et « elle », rarement « nous » ; « et parfois nous » (89) dit Sereine Berlottier, mais dès la ligne suivante c’est le « on » qui ne rassemble plus que pour affirmer l’étrangeté quotidienne d’être deux : « il faut dire que parfois on / se défigure / avec les mots qui / cisaillent » (89). Alors « nous » n’est plus qu’une question : « : sommes-nous ces quilles / couchées qu’on aperçoit dans / l’ombre au fond de la pièce ? » (89). Et l’on entend, renversé, un « qui sommes-nous » dans l’ombre du poème. « On » est le nom d’un « tenir ensemble » (24) répété – « Le mot ensemble. Noué à ce qui blesse. / Le baiser qui ne répare pas. » et « Ensemble écrire / est toujours seul » (68). Oui, « nous » est à ce qui blesse et de se répéter, le « tenir ensemble » du poème avoue plus ses doutes qu’il ne peut rassurer.

Autour du couple il y a les proches, ceux que l’on appelle ainsi, mais qu’une question longtemps a tenus éloignés et que la réponse maintenant éloigne plus encore : « à quand pour vous » (72) mais le secret est devenu tabou : « aucun d’eux ne demande / aucun d’eux ne plaisante / à quand ce tour qui ne tourne / pas (rond chez vous) » (72), puis « C’est un secret fendu de partout / à présent / ils ne plaisantent plus / ne disent plus / qu’est-ce que vous attendez pour. » (102, 103)

Les autres, au pluriel, c’est aussi le corps qu’on dit médical : médecins, infirmières, internes qui ne répondent aux questions qu’après en avoir posé tant et tant qu’ils ont aussi imposé le silence. C’est également la communauté des patientes, de celles qui souffrent de la même attente, du même « mal d’enfant » (68). Communauté à laquelle on voudrait échapper, dont on est malgré soi, qu’on côtoie dans les bien nommées « salles d’attente », qu’on observe de loin, protégée par un écran d’ordinateur, sur les forums d’internet : « Celle pour qui ça a marché au deuxième cycle. / Celle qui a un résultat positif, mais un taux faible. / Celle qui pense se séparer de son compagnon. / Celle qui veut savoir à combien de traitements elle peut avoir droit. […] » (129) La liste est longue, elle fait le tableau d’une communauté virtuelle tenue par un langage commun, par une même souffrance, un même espoir et une même incompréhension, une même solitude.

Puis il y a « je ». Un « je » qui ne se dit quasiment qu’à la troisième personne : « si trembler / égale vivant // je dans ce monde / dévore plus que sa part » (30). Un « moi » qui ne se suppose que déjà altéré, occupé par d’autres : « quelqu’un en moi s’arrête et dit // s’il n’y avait rien à attendre, à faire / pas même consentir à ce qui arrive » (110, 111). Plus souvent un « tu » (premier mot inscrit dans le cahier) et un « elle » : toujours la séparation, la partition interne. La distance éprouvée, éprouvante, créée par la présence envahissante d’une absence. Une place vide : « dans le creux du manque » (29), jusque dans « le manque du manque » (98), « une place est là qui est là / qui est la place sans place de cette forme étrange entre nous » (111). Mais l’absence et le vide sont tellement présents qu’ils ne sont plus ni absence ni vide : « je cherche le nom de la place vide qui n’est pas absence et qui n’est pas vide, pas ombre, pas fantôme, je cherche le nom de la place vide qui n’est pas deuil, pas disparition » (112). Et si « je », soudain, peut se dire, c’est précisément dans la recherche du nom de ce qui, n’ayant nulle autre existence que dans le sujet, dans son attente, ne peut être autrement nommé que par le poème, par l’écrire spécifique, singulier, irréductible à quelque identité préexistante que ce soit, irréductible à tout ce qu’on pouvait savoir de ce qu’est la maternité, et de ce qu’est écrire un poème, de ce qu’est tenir une chronique. En cela, Sereine Berlottier parvient à une invention majeure, celle qu’elle voyait comme un « mirage » lorsque s’appelant « tu » elle imaginait « un calendrier dont tu serais chaque jour la créatrice unique et persévérante. » (48) Contre toute « attente », contre la métrique de la « partition » à jouer : la « main levée » du poème, comme un signe de vie obstiné, déterminément ouvert à ce qui vient, indéniable, et que son activité suffit à rendre invincible.

Philippe Païni



Sereine Berlottier, Attente, Partition, éditions Argol, 156 pages, 19 euros



A lire aussi, la lecture d’Antoine Emaz sur Poezibao :

lundi 9 mai 2011

"Singularités ordinaires" par le GdRA



Le Groupe de Recherche Artistique propose un « Tryptique autour de la Personne ». Le « Tome 1 : Singularités ordinaires » était de passage à Marseille au théâtre du Merlan ces jours-ci. A suivre : « Nour » et « Sujet ».

Le GdRA se présente ainsi : « A partir de matériaux pluriels et ouverts – textes, mouvements, films, musiques – le GdRA fouille une théâtralité ordinaire et vive, à l’affût de gestes et de paroles puisés dans l’examen de « la vie de tous les jours », produits par des histoires communautaires et biographiques. Il la combine à sa propre théâtralité, fragmentée dans la narration, éclatée dans le temps et l’espace, et confronte ainsi « les arts de faire » du quotidien avec des disciplines jugées parfois plus « légitimes ». Le GdRA et ses propositions se situent ainsi au cœur de grands partages présumés entre « le savant » et « le populaire », « la tradition » et « la modernité », « le lointain » et « le proche », « l’esthétique » et « le culturel », etc. »

Le GdRA c’est Sébastien Barrier (qui vient des arts de la rue), Julien Cassier (il est acrobate et danseur et vient du cirque) et Christophe Rulhes (auteur-ethnologue-saxophoniste...). Ensemble ils font valser les étiquettes. Les leurs d’abord. La rue prend le théâtre. Le cirque illimite ses chapiteaux et réinvente par sa corporalité un ordre sans règle, sinon celle du geste juste et de la présence dé-jouée, de la performance dé-performée. L’anthropologie se musique. Celles, surtout, d’étiquettes, que la taxinomie-taxidermie socio-cul accroche aux cadavres de l’art : « Folklore ? », « Classique ? », « Populaire ? », les trois premiers chapitres de Singularités ordinaires deviennent des notions critiques, soumises à l’épreuve de la réalité – laquelle en rigole franchement. Et les trois points d’interrogation indiquent explicitement que malgré tous les efforts des classificateurs patentés les coutures du linceul craquent de partout. Ca bouge au Musée. C’est bien vivant et ça ne se laisse pas facilement empailler par l’anthropologue-« anthropophage » (c’est au Deni’s bar de Saint-Henri, dans les quartiers-Nord de Marseille qu’on l’appelle ainsi).

« Fuck légitimité culturelle »
Oui, car s’il est des « singularités ordinaires », si justement le plus ordinaire est d’être singulier (c’est-à-dire un pluriel jamais totalisable, mais ouvert toujours à sa propre aventure), c’est contre toute détermination, contre (d’un contre qui est un pour critique) la communauté, contre l’identité quand elle recherche ses assignations du côté de la répétition de l’identique, contre la structure quand elle réduit ses objets à la taille des cases prévues pour eux. Contre l’époque (d’un contre qui seul la fait avancer). Contre les hiérarchies sourdes et aveugles, volontairement, aux individuations toujours en train.
Que signifie artiste « folkorique » ? quand Arthur Genibre, paysan, guérisseur du Tarn, est aussi musicien et l’est malgré tout : malgré l’interdit paternel, malgré celui de la communauté qui refuse qu’on puisse réunir en une seule personne musicien et agriculteur, malgré la modernité quand elle se confond avec la mécanisation et la spécialisation du travail paysan et primitivise, art-brutise les artistes pour en mettre l’activité au passé, malgré le bruit « du poste » au centre de l’attention des enfants et de l’épouse. Quelle « légitimité » a-t-il, l’enfant qui se cache et joue de la flûte « tourné vers la rivière » pour qu’on ne l’entende pas ? Que reste-t-il du « folklore » quand la pratique de l’art ne peut se faire que loin du village, le dos tourné au village ? On aimerait sans doute, notre sens de l’ « Identité » s’y complairait, qu’Arthur et son art musical soient l’émanation d’une communauté unie, dans une éternelle festivité de chromo, dans la douceur du pays natal et d’une vie simple. On aimerait que l’identité d’Arthur ait quelque chose de « national », qu’il suffise pour tout en savoir de s’extasier de la boue de ses sabots. Mais la flûte d’Arthur dissone dans ce concert de lieux communs. C’est l’avenir, la fidélité à soi qui seule légitime Arthur et fait chanter Sébastien, Julien et Christophe, en anglais et en occitan (la langue de la globalisation standardisante et celle dans laquelle l’artiste rêve le monde de sa singulière façon) : « Arthur est l’un d’entre nous », reprennent-ils sur une composition de celui-ci jouée sur clavier électronique Korg. L’électronique est un instrument de dissidence contre le folklorisme. L’occitan est une dissidence dans ce qu’on dit de la modernité. L’art d’Arthur Genibre est jeune, parce qu’aucune patrimonialisation ne peut en maîtriser l’actualité intempestive.
Que signifie « classique » ? quand Wilfride Piollet, danseuse étoile retraitée de l'opéra de Paris, raconte comment elle a dû imposer au milieu bourgeois dont elle est issue son goût pour l’art (il faut la voir rejouer le geste de dégoût pour les « rats » de l’opéra, la main rejetant le mot), comment elle a dû s’imposer aussi dans un milieu où ses origines bourgeoises lui étaient quotidiennement rappelées. Comment, surtout, elle s’est trouvée « marginalisée » dans l’institution pour avoir renoncé à la barre horizontale et lui avoir préféré une barre verticale flexible imaginaire au centre du plateau. C’est une belle ironie que cette « marginalisation » pour avoir justement refuser le travail à la marge de l’espace de travail et l’avoir recentré sur le corps même de la danseuse. Ici aussi, contre toute forme de communauté prédéterminée, l’artiste ne peut s’inventer que par ruptures avec la « légitimité culturelle » supposée et par l’invention d’une légitimité propre à sa pratique et à sa cohérence interne.
Les liens sont forts entre Arthur et Wilfride. Ce sont eux que montrent Sébastien et Julien quand ils « dansent » du Genibre. Ce sont eux que Christophe fait entendre quand il accompagne à la cabrette une vidéo de Wilfride dansant Gisèle en 1972.
Que signifie « populaire » ? quand Michèle Eclou-Natey réunit les mobiles de l’exclusion : fille d’un Togolais et d’une Kabyle, enfant délaissée, puis mère célibataire. C’est ici la notion même de peuple, sémantiquement unifiante, lénifiante souvent, spontanément pourtant associée aux formes même de l’exclusion. Et c’est ainsi, et dans ses paradoxes, qu’une communauté se reconstitue, dans un bar des quartiers-Nord de Marseille, « ancien bar d’ouvriers », aujourd’hui « bar de chômeurs ». Pourtant le public est le même. Il faut entendre Michèle raconter comment elle a découvert qu’elle « aussi » est « noire ». C’est le regard des autres qui porte sa couleur de peau. Il faut l’entendre faire la liste des surnoms que celle-ci lui vaut : « tout ce qui a un lien avec le noir ». Il faut l’entendre rire de « négresse », « corbeau », « bout de shit ». Il faut la voir se refermer quand elle entend le mot « mulâtresse » - ce déni qui la place dans un « entre-deux » sans visage. Alors l’identité, oui, date de demain – et c’est moins elle qui donne son sens à la personne que les personnes qui la réinventent dans leurs relations multiples, changeantes, vivantes. La communauté n’est qu’un à-venir dans la théâtralité même du quotidien, de « la vie de tous les jours ». Le Denis’s bar (prononcez « Deux nibards ») est un théâtre tantôt interlope, cruel, tendre, tragi-comique, toujours rejouant, remettant en jeu les scènes « primitives ? » qui en constitue les personnages en personnes, la réunion en communauté.

« Bourdieu est mort »
Mais Arthur, Wilfride, Michèle sont vivants.
Le chapitre 4 : « Commun ? », mêle dans l’élan volubile du poème les destins croisés, noués, dénoués, renoués, qui déboussolent les géographes de la sociologie : du Quercy aux « beaux quartiers » aux « quartiers-Nord » et partout.
Et puis il y a « Muriel ». Chapitre 5. La silencieuse du Denis’s bar. Celle qui fait partie des meubles et qui observe pourtant le décor. Celle qui fait en ce théâtre « le regard extérieur », mais cet « extérieur » est un toujours-déjà-en plein dedans. Ce regard brouille les dualismes entre sujet et objet. « Beaux parleurs » et « sans-voix ». Entre anthropologue et anthropologisé. Son silence en dit long : c’est son discours à elle, qui lui donne sa légitimité, car il n’y a pas de silence, il y a du langage jusque dans le silence. Il n’y a pas de « sans-voix ». Il y a des surdités stratégiques.
Et puis il y a un autre chapitre. Transversal. Fantôme. Il parle de « nous ». A la fois le « nous » qui faufile les aventures singulières des premiers chapitres et le « nous » de Sébastien, Julien et Christophe. « Nous » aussi la communauté éphémère des spectateurs.
Ce chapitre non dit c’est « Contemporain ? ». Car il y a ici, aussi, une pratique critique de ce que c’est que le théâtre. Théâtre anthropologique ? Anthropologie théâtralisée ? Moins sans doute que théâtre et anthropologie – « et » signifiant inséparabilité. On entend ici ce qu’ailleurs on oublie et fait taire : que tout théâtre est anthropologique, dès lors qu’il est attention extrême à la solidarité indéfectible, jusque dans les pour et les contre, entre individuation et communauté, plutôt qu’à leur opposition fantasmée. Que toute démarche anthropologique invente sa propre théâtralité, dès lors que la relation prime sur l’observation unilatérale et que l’art de faire prime sur le patrimonialisme. Dès lors que ce n’est pas l’être qui fait l’identité, mais le faire lui-même. « Identité » comme aventure, non comme essence. Définition par la vie, plutôt que prédéfinition de la vie par des normes et structures prégnantes.
« Contemporain », c’est ainsi qu’on dira le théâtre du GdRA. Alors on aura sans doute tout un ensemble d’images, rassurantes, parce qu’elles permettent, comme « folklorique », « classique », « populaire », de désamorcer ce qui point ici. Les étiquettes rassurent, parce qu’elles font l’économie de l’étonnement qui commence la pensée. Elles réduisent le désordre de ce qui apparaît, de l’encore inconnu au déjà connu, aussitôt reconnu (dans les deux sens d’identifié et de légitimé), qui fait l’académisme en art, et le conservatisme en politique. Mais il n’y a d’art que si le faire ne relève pas de l’ordre établi mais invente son ordre propre (et c’est une définition, démocratique et éthique, de l’art – contre celle des étiquettes). C’est ce qu’il y a finalement de plus ordinaire. Et tellement que les académismes déploient quotidiennement toutes leurs forces de l’ordre pour nous le faire oublier.

« Chacun a sa façon de courir à perdre haleine »
« Singularités ordinaires » est un théâtre de relations. De relations de relations. Dans un système de chaises musicales où les places ne sont jamais fixées. Des sujets font des sujets. J’en donnerai un exemple, mais c’est partout que cela se joue. Je pense à la première prise de parole dans le chapitre 1, où Sébastien Barrier glisse sa voix dans celle d’Arthur Genibre et réinvente ainsi sa singulière volubilité dans celle de l’autre, dans la langue de l’autre, le je dans le tu, lui qui se présente lui-même ainsi : « Atteint très tôt, et logiquement, d’un irrépressible besoin de dire et d’être écouté, il développe un art de la parole moins maîtrisé que spontané, quasi pathologique, qui conduira ses parents à le menacer de l’envoyer en séances chez quelques-uns de leurs amis orthophonistes s’il ne parvient à réduire le flot et la fréquence des logorrhées qu’il répand autour de lui et assène à ses proches. En effet, personne ne le comprend tant il parle vite. » Mais voici que la pathologie devient le moyen de se devenir. Comme Arthur réinvente les moyens de son art quand ses lèvres ne lui permettent plus de jouer et qu’il se plante la flûte dans le nez, avant d’en pointer le bec vers son plexus en déclarant en riant qu’un jour il se la mettra là, lui qui a composé plus de cent morceaux « de ses propres oreilles ».
Alors voici encore une définition de l’art : inventer ses moyens en réinventant son corps.
Et puis, avec Arthur, avec Wilfride, Michèle, Muriel, Sébastien, Julien, Christophe et les autres, et nous autres, devenir anthropologues de nos propres « singularités ordinaires ». Car oui, « chacun a sa façon de courir à perdre haleine ».

Philippe Païni

Pour en savoir plus : http://le-gdra.blogspot.com/
http://www.telerama.fr/scenes/work-in-progress-singularites-ordinaires,33769.php